La physic porn de Greg Egan

Un roman de SF doit-il être scientifiquement plausible pour être intéressant ? A en croire la bonne santé du secteur, il semblerait que non et si beaucoup de récits  comportent des extrapolations d’un savoir technique et scientifique éprouvés, ceux-ci se trouvent toujours dépassés par l’imaginaire.

Hard SF et plausibilité scientifique

Les romans et nouvelles de Egan (surtout les romans) consistent à transposer de façon la plus détaillée possible des théories scientifiques existantes en changeant les prémisses et/ou en déduisant à partir de ces théories des phénomènes possibles. La dimension hard SF réside essentiellement dans la précision du détail, laissant au lecteur l’impression que « cela va de soit ».

Le point de départ de la trilogie Orthogonal (2011-2013 – non traduite) est un trope SF – sauver une planète – à cette différence que la métrique de Minkowski y est remplacée par la métrique de Riemann. Imaginez que le héros d’Interstellar vieillisse beaucoup plus vite que sa fille restée sur Terre, de manière à ce qu’une année pour elle soit plusieurs années pour lui, et bien il aurait eu beaucoup plus de temps pour sauver l’humanité, au lieu de crever comme un con dans un trou de ver et de laisser ses frères humains se démerder avec leur Ventolin. Egan, lui, tire les conséquences ultimes de cette prémisse, avec un luxe de détails, formules et diagrammes à l’appui, tout à fait spectaculaires.

Le souci du réalisme est tel que quand il se plante de monture, Egan s’en excuse  On peut lire par exemple sur son blog la mention suivante à propos de son roman Quarantaine, publié en 1992:

« J’espère que les autres aspects du roman sont toujours dignes d’intérêt, et que même les exploits quantiques impossibles sont divertissants. Mais il est important de comprendre la réalité de la mécanique quantique et, bien que nous soyons encore loin de la saisir dans son intégralité, Quarantaine s’éloigne définitivement de trop de choses parmi celles que nous savons être vraies. »

L’intrigue de Quarantaine s’appuie sur un élément essentiel de la mécanique, à savoir la réduction du paquet d’onde.

La théorie quantique a été créée pour décrire le comportement des phénomènes microscopiques tel qu’il ressortait des observations. Pour obtenir des informations sur un système à l’échelle subatomique, il faut pouvoir établir des corrélations strictes entre les états du système microscopique et ceux des appareils de mesure, lesquels sont perçus directement. Mais problème: l’interaction (appelée « observation ») entre le niveau macroscopique et le niveau microscopique semble pervertir ce dernier.

Pour schématiser, à une particule est associée une fonction d’onde (équation de Schrödinger) reliée à la probabilité de sa présence dans un espace donné. Or la fonction d’onde, après l’opération de mesure par un dispositif macroscopique, disparaît, comme si l’état de la particule se réduisait à celui mesuré par l’appareil. La décohérence quantique exprime cette disparition de la réalité quantique qui, du point de vue ontologique, n’est pas un état donné mais une superposition d’états (le chat mort et vivant). De cette superposition d’états propre au niveau micro, il ne reste, au niveau macro, qu’un état déterminé réifiable immédiatement avec 100% d’efficacité. Mais la décohérence est-elle vraiment un phénomène objectif, un phénomène dont la réalité ne dépend ni de l’observateur, ni de l’instrument de mesure ?

Dans Quarantaine, Egan reprend l’hypothèse de von Neumann et Wigner qui ne font que déplacer le problème du clivage entre niveau macro et niveau micro en le situant entre les processus physiques et la conscience. Mais la physique est-elle à même de définir la conscience ? En dépit des efforts louables du grand Greg, dans l’état actuel de la recherche, la conscience et le physicalisme, c’est comme le diadème et le bonnet, faut choisir.

Mais pourrait-on reprocher à Egan d’utiliser une hypothèse scientifique non fiable à des fins artistiques ? Lui a l’air de le penser. Et le fait qu’il ait besoin de se justifier sur toute une page alors même qu’il s’agit d’une fiction montre, d’une part qu’il est parfaitement conscient de ce sur quoi repose sa réputation et de la place accordée au crédit scientifique dans ses romans… à croire qu’il n’y aurait rien d’autre à voir !

Et c’est bien la question.

Tais-toi et calcule ah bon ?

S’il admet que Quarantaine s’appuie sur une mauvaise interprétation de la physique quantique, il n’empêche que cette interprétation fait partie du stock d’hypothèses scientifiques reconnues, faisant l’objet de débats au sein de l’institution. Qu’elles puissent être définitivement abandonnées ou jugées peu consensuelles par la communauté n’en fait pas pour autant des objets fictionnels.

On est alors tenté de lui répondre Mais qu’est-ce que ça peut nous foutre !? Le cycle de Fondation d’Asimov a-t-il besoin de s’appuyer sur des théories scientifiques existantes ou faire des inférences scientifiquement plausibles pour être digne d’intérêt ? Sans doute que non. Le Cycle de fondation est une expérience de pensée obéissant à plusieurs types de règles sous-jacentes, qu’elles soient physiques, psychologiques, biologiques, social, etc. Et si ça fonctionne d’un côté, ça peut fortement pêcher de l’autre. Sur le plan économique par exemple, le problème sous-jacent de l’exploitation des minerais nécessaires à la construction des nombreuses entités technologiques qu’on peut y trouver n’est que rarement considéré comme un problème pertinent. Mais quelqu’un qui serait par exemple tatillon sur sa faisabilité budgétaire et jugerait de la vraisemblance de l’ensemble sur cette base aurait certainement du mal à s’immerger dans un roman de SF si on pense au gouffre financier que représente la majorité des gadgets qu’on y trouve.

Plus sérieux est le problème du dualisme corps-esprit qu’Egan ne parvient pas vraiment à dépasser, fidèle en cela au crédo du transhumanisme. J’y reviendrai dans un prochain post.

Autre roman de Egan, Schild’s Ladder (2002) que l’épaule d’Orion présente de la façon suivante:

« Pour appréhender Schild’s Ladder, il faut un doctorat en physique. Il faut connaître la théorie de la gravitation quantique à boucles version Carlo Rovelli et Lee Smolin, il faut savoir ce qu’est la décohérence quantique de Heinz-Dieter Zeh, savoir ce qu’est un vecteur d’état, un espace de Hilbert, la géométrie différentielle et la métrique riemanienne, l’invariance de Lorentz….Et il est impossible de s’en passer car c’est le sujet même du roman. »

Voilà.

Le coût (élevé) de la Hard SF

La hard SF s’expose au même risque qu’un dessin réaliste: plus un dessin est plausible, plus les erreurs sont visibles; un bras légèrement trop long ou une section musculaire incohérente, un problème de proportion et on jugera le dessin raté. (Ou pas… Ça fait partie des grands mystères de la perception humaine: comment des formes aussi familières, celles de notre corps dans l’espace, peuvent-elles faire l’objet d’erreurs aussi grossières, aussi bien du côté de celui qui fait que de celui qui voit ?) Sans pouvoir totalement s’en affranchir, un caricaturiste est plus libre dans sa représentation en se permettant tout un tas d’écarts acceptables considérés comme faisant partie de son style.

On se fiche donc royalement de la crédibilité scientifique du Cycle de Fondation, car là n’est pas dans l’intention de l’auteur; en revanche, on peut imaginer qu’un chercheur en physique des particules lira de la hard SF avec un crayon rouge à la main. Bref, la rigueur est un risque pour ceux qui, nombreux, redoutent la critique.

Ce qui revient à dire qu’un roman de Egan (comme de Robert L. Forward ou de Liu Cixin ou d’Alastair Reynolds) n’a pas vraiment le droit à l’erreur car l’investissement intellectuel est tel que la patience du lecteur n’y survivrait pas. Car pourquoi se faire chier à lire des trucs aussi ardus si c’est inventé ? L’acceptation, pour ne pas dire la complaisance, du lecteur à l’égard de ce type de roman repose à mon sens sur le mérite de l’auteur lui-même qui, en se soumettant aux exigences de la règle scientifique, aura fait preuve d’une égale abnégation. Un auteur qui aurait tout imaginé n’aurait certainement pas pu exiger autant de son lectorat.

On me répondra que beaucoup de lecteurs étaient ado quand ils ont lu Egan ou Forward, qu’ils ignoraient tout des théories impliquées, bref ils n’y comprenaient strictement rien, l’histoire suffisant amplement à leur plaisir.

The Guru Effect

Cette hypothèse me paraît foireuse car elle revient à dire qu’on aimerait la hard SF en dépit de ce qui fait sa substance même. Et l’excitation provoquée par l’histoire et les personnages compenserait finalement l’incompréhension. Je pense au contraire que pour beaucoup de gens, ne pas comprendre concourt de façon essentielle au plaisir.

C’est un phénomène bien connu de la psychologie cognitive que Dan Sperber a appelé the Gurru effect (2010): le fait de ne rien y comprendre, au lieu de décourager le lecteur ajoute à son intérêt, devenant même son motif exclusif.

Je ne retiens toutefois qu’une partie des arguments du Guru effect puisque la cible de Sperber n’est pas la science mais l’imposture intellectuelle – la branlette post-moderne, la psychanalyse lacanienne, Foucault et la French theory, Zizek, et aujourd’hui Jordan Peterson, ce mélange de platitudes, de concepts ronflants, le plus souvent faits maison, et de métaphores, un margouillis qui « fait » savant au prétexte qu’il est obscur et favorise irrémédiablement les biais de confirmation (je crois ce qui m’arrange). Or ce n’est pas parce que la science est absconse que tout ce qui est abscons est sérieux, ce peut être tout simplement un chapelet de conneries !

 Cependant, un discours tout à fait sérieux, bien qu’il s’adresse à des gens différents peut avoir un effet similaire, pour autant que ce discours dépasse largement leur niveau de compréhension.

La grande différence entre Peterson et Egan c’est que le premier, parce qu’il est embrouillé et évasif échappe à toute critique: on ne sait pas par laquelle commencer et si on se hasarde à lui en faire une, il pourra toujours dire qu’on l’a mal interprété. C’est la force du flou. Et sa lâcheté.   

Ce mécanisme s’enracine malgré tout dans un processus normal d’apprentissage. La charité interprétative s’apprend très tôt: quand on vous disait quand vous étiez petit que l’être humain est composé à 60% d’eau, vous aviez le choix entre vous dire: « elle déraille complet la maîtresse. Sinon, pourquoi on s’envole pas quand il fait chaud hein ! » ou « elle dit quelque chose de vrai mais que je n’arrive pas à me représenter… »

L’essentiel est que la source soit considérée comme une autorité. « La difficulté même de saisir cette idée, dit Sperber, [nous] indique qu’il s’agit d’un élément d’information pertinent, qu’il vaut la peine de s’en souvenir et d’y réfléchir jusqu’à ce [que nous puissions] y voir plus clair. »

De là à penser que tout ce qui est mystérieux est pertinent, il n’y a qu’un pas de roitelet: « Étant donné que, pour les fidèles, la pertinence de la croyance ne fait aucun doute, son caractère mystérieux même est une forte indication de son importance. L’impénétrabilité indique la profondeur. »

Le charlatanisme culturel et la sophistication des concepts scientifiques peuvent ainsi conduire au même type de réaction chez le lecteur/auditeur, mais avec 2 différences majeures: les seconds possèdent une valeur de vérité qui fait défaut au premier et il est possible de les maîtriser un jour, moyennant patience et travail, alors que pour le premier, il n’y a précisément rien à comprendre.

La hard SF gagne ainsi sur les deux tableaux: aux lecteurs savants, elle séduira par la façon ingénieuse dont elle utilise la science, telle une véritable prospective ; aux profanes, elle aura le charme vénéneux d’un évangile mystérieux, un peu comme Indiana Jones devant des tablettes gravées.

Bref, tout le monde y gagne… à part ceux que la cosmologie, la métaphysique et la physique théorique n’intéressent vraiment, vraiment, mais alors vraiment pas, et ça fait du monde, il faut admettre.

Référence:

Dan Sperber, The Gurru Effect, Review of Philosophy and Psychology volume 1, pp. 583–592 (2010).

Le cabinet des curiosités: avant Trajectoire de Ken Liu

Dans la nouvelle Trajectoire de Ken Liu (La Ménagerie de papier, ed. Le Bélial, 2015), Léna Auzenne, devenue plus que centenaire – et mortelle après réflexion- raconte comment elle a été initiée à la plastination des corps au sein de la société BodyWerk.

« La plastination débute par l’embaumement pour arrêter la putréfaction. Puis on dissèque le corps, on décolle peau et graisse pour révéler l’anatomie sous-jacente , et on trempe dans des bains successifs d’alcool et d’acétone jusqu’à ce que celle-ci remplace l’eau et la graisse des tissus. On le plonge dans un bain de polymère et on crée le vide autour de lui. L’acétone à l’intérieur des tissus commence à bouillir dans le vide et, en s’évaporant, attire les polymères liquides dans les muscles, les vaisseaux, les nerfs. En fin de compte, le plastique imprègne chaque cellule.

Ce processus s’appelle d’ailleurs « l’imprégnation »

Le corps, désormais prêt pour la mise en scène, est durci dans l’application de chaleur ou de gaz, jusqu’à ce que les chaînes de polymères soient liées et pétrifiées. A cette époque du processus, le corps est devenu une sculpture de plastique, et chaque capillaire et fibre musculaire a été conservé. » (p.148).

La polémique

On se souvient de l’exposition itinérante Our Body, à corps ouvert qui mettait en scène 17  écorchés et « pièces anatomiques » de Chinois. Organisée par la société hongkongaise Encore Events, les corps avaient été présentés à l’Espace 12 en février 2010, boulevard de la Madeleine à Paris. Elle fut interrompue après deux mois de succès par la décision du juge des référés au tribunal de grande instance de Paris, suite à la plainte de deux associations, Ensemble contre la peine de mort et Solidarité Chine qui mettaient en doute l’origine déclarée des corps.

Mais ce n’est pas ce qui motiva la décision judiciaire (au reste, comment le prouver ?) mais la notion de décence, cad une affaire de convenance.

Outre l’interruption sous 24h de l’exposition, le juge exigeait que la dite société « qu’elle fasse dresser la liste des sujets exposés par un huissier de justice dans les mêmes délais, et qu’elle les séquestre, afin de pouvoir les présenter aux autorités françaises compétentes, sur leur demande. Sous peine d’une astreinte supplémentaire de 50 000 euros par infraction constatée. » Dixit Le Monde.

Ni le Palais de la découverte, ni le Musée de l’homme, ni la Cité des sciences n’avaient accepté d’abriter l’expo.

Comme le rappelle quotidien, ce genre d’exposition est très populaire: créée au Japon en 1995, elle était passée par New York puis Lyon en mai 2008 (100 000 visiteurs) puis Paris (120 000 visiteurs en deux mois, à 15,50 euros plein tarif)

De nombreuses expositions de ce genre sont organisées chaque année, en Europe, aux Etats-Unis et en Asie (ce fut d’ailleurs l’argument du gérant de l’exposition en France, Pascal Bernardin).

Les 200 spécimens humains de l’exposition The  Body  Worlds  and  the  Story  of  the  Heart à l’Ontario Science Centre de Toronto en 2009 avaient attiré 100 000 visiteurs, dont un tiers de scolaires, après 57 jours d’expo.

On pouvait y voir les écorchés skier, faire du skate, jouer au hockey… Bref, bonne ambiance !

Plus récemment, le 21 avril dernier, à Zagreb, était inaugurée Human Body 2.0 enormous universe within  – 15 écorchés et plus 200 organes « de la fécondation au foetus, de la petite enfance à l’enfance, de l’adolescence à la jeunesse, de l’âge adulte à la vieillesse. »

La fiction… et la réalité

La plastination fut inventée en 1977 par l’anatomiste allemand, né en 1945, Gunther Von Hagens, fondateur de la société  Gubener Plastinate GmbH à Guben en Allemagne.

On nous dit, par exemple que  » Le Dr Gunther von Hagens a créé le premier centre de plastination anatomique du monde, qui offre un environnement idéal pour l’éducation et le développement. L’installation comprend une exposition permanente de plastinats anatomiques – le PLASTINARIUM – issus des laboratoires, ainsi qu’une zone de démonstration et de visualisation. »

Le crédo du cher Gunther, tout droit sorti d’une nouvelle de Ken Liu, n’aurait pas déplu à Léna Auzenne:

« [L’anatomiste] est obligé, de part son travail quotidien, à rejeter les tabous et les convictions que les gens ont sur la mort et les morts. Je ne suis pas moi-même controversé, mais mes expositions le sont, car je demande aux spectateurs de transcender leurs croyances et convictions fondamentales sur notre inéluctable destin commun.

J’espère que les expositions seront des lieux d’illumination et de contemplation, voire de connaissance de soi philosophique et religieuse, et qu’elles seront ouvertes à l’interprétation, quels que soient le milieu et la philosophie du spectateur. » »

Le droit et la morale: vous avez 4 heures !

Pour le juge des référés dont les conclusions avaient mis fin à l’exposition parisienne, point d’illumination ou de contemplation. A la lumière de l’évolution récente de la législation funéraire (loi n° 2008-1350 du 19 déc. 2008, AJDA 2009. 531 ), « la loi, d’ordre public, […] prohibe les conventions ayant pour effet de marchandiser le corps [et elle] ne prend pas en compte l’utilisation des cadavres dans un but de formation ou d’information du public ».

En outre, le juge précise « que l’espace assigné par la loi au cadavre est celui du cimetière, que la commercialisation des corps par leur exposition porte une atteinte manifeste au respect qui leur est dû. »

Les apprentis juristes connaissent les liens complexes et sans cesse renouvelés entre droit et morale. Ce n’est pas moi qui m’y collerais, aussi passionnant soit le thème.  Là où, à mon sens, les conclusions coincent c’est concernant ce passage:

« (…) qu’il ne peut être revendiqué l’insertion de la manifestation dans un courant artistique ancien et constant : le transi, l’écorché, la leçon d’anatomie… alors que l’exposition épuise le mouvement artistique dans lequel elle prétend se situer en substituant à la représentation de la chose, la chose même. »

Mais un  cadavre qui skie ou qui fait du hockey est-il encore un cadavre ? N’est-il pas, déjà, une représentation ?

Cadavres exquis

Peut-être en effet aurait-il fallu élargir le spectre du courant très ancien et très varié du spectacle anatomique. Et en la matière, le sujet est vaste:

Protégé des Médicis, l’anatomiste sicilien Gaetano Giulio Zumbo (1656 ?-1701), précurseur de la céroplastie et le chirurgien français Guillaume Desnoues (1650-1735) offrent des modèles artificiels d’un réalisme inouï connus dans toute l’Europe et qui furent largement exposés, en Italie, en Allemagne, en France, au Danemark et en Angleterre. Pas sûr que les visiteurs fascinés n’y voyaient que matière à s’informer. Car les pièces sont d’une indiscutable beauté, c’est un fait.

Citons aussi le médecin français Philippe Curtius (1737-1794), qui abandonna sa carrière médicale pour ouvrir deux lieux à Paris, le Salon de Cire, en 1776 et la Caverne des Grands voleurs, boulevard du Temple, en 1782. Tous deux étaient bien sûr destinés au divertissement populaire, comme le sera plus tard  le musée Tussaud, en France et en Angleterre.

On me rétorquera que c’est de la cire et pas de la chaire humaine plastinée !

Certes…

Efisio Marini, minéralisateur des corps

Le médecin naturaliste Efisio Marini (Cagliari 1835 – Naples 1900), surnommé « le pétrificateur » pour sa méthode de momification des cadavres permettant de leur redonner couleurs et consistance.

Snobé par les universitaires et subissant l’hostilité d’un public encore très superstitieux, il quittera Cagliari et s’installera à Naples où il deviendra célèbre, en grande partie grâce à un public non scientifique. Son intervention à l’Exposition Universelle de Paris en 1867, séduira Napoléon III à qui il offrira sa pièce sans doute la plus célèbre… une table en chair humaine !

La même année, la célèbre revue The Lancet lui offrira la consécration en consacrant un papier à ses travaux.

La dédicace figure sur une plaque d’argent, accrochée à un pied humain, qui indique :

« Table composée de différentes substances animales réduites à l’état de pierre par le docteur Efisio Marini dédié à S. M. l’Empereur […] ».

Frise de trèfles formée de cervelle humaine, supportant un pied avec la dédicace à Napoléon, tandis que tout autour, artistiquement disposés, se succèdent quatre ellipsoïdes de bile humaine et de bile animale, portant les différentes nuances de vert. écrit l’impeccable blogger de la Porte ouverte.

Nétalon, médecin de Napoléon III et membre de l’Académie de médecine, fut chargé par ce dernier d’examiner les pièces soumises par Marini et s’y montra favorable:

« Ce même pied, examiné le 26 février, a repris sa souplesse assez complètement pour que j’aie pu disséquer assez facilement le muscle abducteur du cinquième orteil. NÉLATON. »

Toutefois, Marini, échaudé par le dédain des milieux scientifiques italiens qui persistaient à lui refuser un poste, ne révéla jamais sa méthode.

L’écrivain anglais, Thomas Adolphus Trollope parle ainsi dans ses Mémoires, publiés en 1889, de la fameuse table:

« Nous avons vu une table très belle et très polie, de couleurs variées, faite de différentes portions de chair humaine. […] Je suppose, mais je ne sais pas, que le coût du procédé serait considérablement plus élevé que celui de la crémation, ou des sommes habituellement dépensées pour nos obsèques. Mais si ce n’était pas le cas, ou si les dépenses pouvaient être inférieures à ces dernières, la découverte du Signor Marini ouvrirait à l’imagination des perspectives des plus surprenantes. Que se passerait-il si nous pouvions transformer ainsi en marbre tous mes descendants ? Comment vivrions-nous dans un monde peuplé de statues de marbre dépassant infiniment en nombre ses habitants vivants ? »

Aussi glorieuse que fut sa réputation, le savant mourût dans la misère. En février 2006, Corrado Zedda et Luigi Serra, auteurs d’un site dédié à Marini, ainsi que d’une BD, avec l’aide du docteur Antonio Maccioni, chef du département d’anatomie pathologique de l’hôpital Santissima Trinità de Cagliari, firent exhumer le corps pétrifié de l’historien Pietro Martini.

Malheureusement, tout le monde n’a pas le talent de Léna Auzenne et le corps de l’illustre homme pétrifié fut perdu à jamais.

Comparé aux ambitions de Marini qui désirait conserver dans la mort l’apparence des vivants et ce indéfiniment, la thanatopraxie moderne est plus modeste car elle ne vise qu’une conservation temporaire, pour l’exposition du défunt dans un environnement exclusivement intime. Elle a pour base chimique le méthanal ou formaldéhyde. Elaboré en 1867, c’est un gaz présent dans les chaudières industrielles, les centrales thermiques ou les pots d’échappement.

Empailler Médor

Le 9 novembre prochain sera proposé sur le site de ventes INTERENCHERES, un magnifique Golden Retriever découpé en 92 tranches, « lesquelles, nous dit-on, se feuillettent comme un livre. Toutes les parties sont amovibles et sont crochetées à une structure métallique laquée noire. »

La présentation dit ceci:

HISTOIRE NATURELLE COLLECTION LUCIEN MONIN COLLECTION JOSEPH VÉDRINE COLLECTION IB BØNNELYCKE ET À DIVERS

Lot n°221

Estimation : 2 500 – 3 000 € 

Hauteur : 71 cm, largeur : 1,20 m. Canis lupus familiaris. Travail des années 1970. Extrêmement rare. Étiquette : Naturwissenschaft Lehrmittel Intitut, Diekmann (Établissement à Detmold, spécialisé dans la préparation, la plastination et la restauration anatomiques, zoologiques et géologiques)

Rappelons que l »artiste » entrepreneur Damien Hirst avait en 1991, alors en pleine gloire (celle des artistes contemporains étant très courte), refilé au galeriste Charles Saatchi, et la demande de ce dernier, un requin formolé pour la somme de 6000 livres, lequel galeriste l’avait revendu 50 000.

Le truc ayant pourri quand même (tout le monde ne s’appelle pas Efisio Marini), Hirst en proposa un autre en 2006. Neuf.

C’est ainsi qu’on passa en un siècle et demi à une table faite de chair humaine réalisée par un artiste maudit et oublié à un requin empaillé refourgué 50 000 boules par un escroc.

On a les artistes qu’on mérite.

Références

Vidor, G. M. (2010). Andro-lithe et pétrification des cadavres humains au XIXe siècle. Frontières, 23(1), 66–73.

Efisio Marini et la survivance du corps, dans (l’excellent) BLOG https://laporteouverte.me

Erminia Pedretti, « The Medium is the Message: Unravelling Visitors’ Views of Body Worlds and the Story of the Heart », Understanding Interactions at Science Centers and Musesum, pp.45-61.

Laurence Talairach-Vielmas, « Anatomical Models: A History of Disappearance ? », Printemps, n°5, 2014.