
CHAPITRE 1
Elle savait ce que lui coûterait l’arrêt brutal de son expédition, quand, ayant attendu le dernier moment pour le faire, au dernier rang, une main se lève et la figure s’anime, tout à la fois indécise et crâne, déployant ses arguments à la vitesse d’une balle de 38.
Pour Anne-Jorie Damsary, ce jour était arrivé. Ancienne neurobiologiste réputée pour ses recherches sur les récepteurs dopaminergiques, fondatrice du Centre de Neuropharmacologie Feyerabend, situé en plein cœur de l’Indian Institute of Technology sis à Mumbai, elle ne s’était consacrée qu’à une infime partie du monde mais avec une force de frappe telle que les galonnés de la biologie quantique l’avait couronnée du prix Edelman pour le Téphian, molécule anti-criminogène élaborée sous vide et en secret dans le ventre de Koliganek.
Elle s’était présentée il y a 48 ans, un 13 septembre, chez Freter & Löhr, première société parisienne de Reprogrammation Cellulaire à Finalité Procréative. Dix mois de gestation et trois ans sous vide, seule préambule à la survie de l’espèce. De son milieu et du monde en général, elle s’était efforcée d’en respecter les règles et les usages, tout en se livrant à de laborieuses observations sur divers insectes et petits reptiles, ce qui, n’en déplaise à son pragmatisme, était déjà une espèce de symptôme.
Puis, vers l’âge de seize ans, elle avait cessé d’utiliser des métaphores pour parler des gens et avait résolu de se débarrasser du temps une bonne fois pour toute pour en gratter la trame jusqu’à l’infiniment petit. Toutefois, elle était trop prudente pour espérer en tirer autre chose que des bienfaits et n’aurait jamais osé ne serait-ce qu’entrevoir la possibilité d’infléchir de quelque manière le destin humain.
Poursuivie par la désintégration générale qui avait suivi sa traversée du Golf Persique sous un court crépuscule en direction des troglodytes de Qeshm où vivait son ex-mari, après six mois de festivités, elle avait fait ses adieux à ses collègues, assistants, financiers et amis, et s’était résolue à regagner sa ville natale afin de rencontrer sa petite-fille, Jackie, qu’elle ne connaissait qu’à travers un écran numérique.
Buddhipryi Ali Manohar en sa qualité de président et de principal bailleur de fond, lui avait exprimé ses regrets d’un fielleux: « Si tu penses à quelqu’un, fais-le nous savoir. » Le tutoiement était une petite entorse à la bienséance hautaine avec laquelle cet héritier d’empire — avec pour premier né un père qui avait fait fortune dans l’industrie du tabac — traitait ses protégés. Cette familiarité ne lui ressemblait pas mais comme il n’était pas un imbécile, il savait ne pouvoir la flatter qu’en se montrant désobligeant, sans espérer pour autant la convaincre de rester.
Promise à d’avilissants Golden Tours financés par le pôle « valorisation et communication » d’un fond d’investissement dans le seul but de faciliter la digestion d’après meeting d’actionnaires au ventre mou, elle avait profité d’une occasion de prise en charge totale pour aller visiter Mayura, qu’elle avait rencontrée vingt-cinq ans plus tôt, dans l’effervescence débutante de la mégapole de Bahan Mumkin. Alors assistante doctorante comme elle au Centre International de Pharmacologie de Téhéran, elle en avait accepté le poste de directrice quinze ans plus tard et avait épousé un conservateur du Musée archéologique Iran-e Bâstân. En attendant ces retrouvailles, elle allait devoir se fader d’interminables séances de brosse à reluire et des retrouvailles, moins commodes celles-là, avec Shahrokh qui l’avait quittée et avait épousé dix ans plus tard une de ces frêles échappées du brasier américain dont la précarité avait su réveiller en lui le meilleur de son âme chevaleresque. La conférence devait avoir lieu au siège d’Ispahan de la Al-Juzjani Foundation for Biomedical Research dont l’action philanthropique couvrait les côtes de la mer d’Arabie depuis la province de Bouchehr jusqu’à Kottayam. Mais un communiqué de dernière minute lui donna rendez-vous dans les jardins du palais de Chehel Sotoun à Ispahan.
Profitant de l’arrivée des musiciens, elle s’était éclipsée aux toilettes afin d’échapper à l’attention d’un raseur qui lui tenait le crachoir depuis le dessert. Elle flânait sur les bords bassin, – les splendeurs bleu et or de la façade s’évanouissaient lentement pour ne laisser qu’une écorce géométrique qui sous le ciel ardoise semblaient d’un autre monde – quand elle se fit accoster par un poupin fantasque avec sa tonsure de curé, sa voix nasillarde et deux incisives écartées qui, tels deux barreaux d’ivoire, allaient se refermer sur sa tête et l’aspirer vers le gouffre.
Son nom, chuchoté, avait manqué ses oreilles mais son prénom, Kezêban, était Kurde. A son initiative, la conversation, ponctuée de milles insinuations, s’amorça en hindi. Il faisait sa thèse avec Ali Daopai qui l’avait précédé à la direction du développement scientifique au sein du Centre Feyerabend avant que ce dernier ne se le fasse souffler par les zones prométhéennes de ce qui fut, sous le règne de la dynastie Zand, l’ancienne capitale de la Perse, Chiraz. Ils échangèrent quelques banalités d’ordre politique ; la guerre civile aux Etats-Unis, le prochain sommet des Quinze en juin prochain.
« Mes grands-parents maternels, dit Kezêban, se sont installés à New Delhi quand ma mère avait huit ans, ils n’ont pas eu trop de mal à obtenir l’asile politique, mon grand-père était professeur d’histoire en Californie, l’Inde n’était pas aussi fermée qu’aujourd’hui. Le temps d’apprendre le farsi et il obtenait une chaire à l’Université de Kânpur. » Il la regarda éteindre le poinçon de sa tirette avec le pouce et s’arrêta.
« J’ai appris que vous aviez eu un prix par le doyen de Cambridge Massachusetts ?
— On appelle ça le syndrome Elena C. Tous les scientifiques en fin de carrière finissent par l’attraper. »
Il la dévisagea, un peu vexé de ne pas comprendre l’allusion, si du moins le « syndrome Elena C. » était une boutade qu’un scientifique de renom qui ne dédaigne pas être homme du monde devait obligatoirement épingler à sa boutonnière.
« Vous ne connaissez pas le syndrome Elena C., Kezêban ?
— Non, je… j’avoue que non.
— Elena Ceaușescu était l’épouse d’un dictateur roumain de la fin du vingtième siècle, qui avait reçu de nombreux prix honorifiques ainsi que des doctorats, de l’Université de New York, ainsi que de celle de Chicago, je crois, et même de Nice. Elle était aussi membre de l’Académie des sciences roumaine et directrice de l’Institut de recherche chimique. »
Kezêban ne voyait pas du tout de quoi elle voulait parler, ni où se trouvait Nice (cette habitude d’empire, si française, de se croire au centre du monde) mais il s’efforça de sourire ; Damsary était manifestement satisfaite de sa plaisanterie.
« Elle n’était pas très bonne ? hasarda son interlocuteur, embarrassé.
— Elle ne connaissait même pas le numéro atomique de l’hydrogène. Il n’empêche qu’Elena n’appréciait guère qu’on la ridiculise, les scientifiques qui s’étaient frottés à l’exercice se sont tous retrouvés en prison.
— Mais ne croyez pas que je vous comparais à…
— N’ayez crainte Kezêban, je ne vous crois pas aussi cruel.
— Les universités américaines n’ont pas attirés les meilleurs en leur donnant de bons salaires, ils ont augmenté les salaires de chercheurs moyens pour nous faire croire qu’ils étaient les meilleurs. Dès le début des années 2000, leur tissu scientifique international n’était que le produit opportuniste des partenariats internationaux et de ses aléas. Pardonnez-moi mais le nombre de Français qui s’y trouvaient à l’époque de mon grand-père ne m’invite pas à nuancer mon propos. »
Kezêban savait-il que certains spécimens, parmi les plus brillants, avaient été rapatriés ici même en Iran, ainsi qu’en Inde où les plus grands pôles scientifiques s’étaient développés en grande partie grâce à eux ?
Ils passèrent devant un groupe de statues, genre de cariatides à moitié nues soulevant une tête de lion.
« Nous avons plus de cent chercheurs d’origine états-unienne à Feyerabend, dit-elle. Et pas un seul Kurde.
— Ça ne m’étonne pas. Contrairement à la plupart de ses homologues milliardaires qui ont fait de l’acculturation le moteur de leur réussite, Manohar est un patriote ».
Il faisait nuit noire et marcher dans les longues allées du parc royal devenait périlleux. Derrière eux, la gloire du Shah Abbas II projetait ses vingt lances guerrières dans le bassin d’eau trouble et prolongeait l’édifice jusque dans les profondeurs de la terre. Ils firent demi-tour, guidés par le brouhaha que répercutait dans la fraîcheur de la nuit la géométrie des lieux.
« L’Asie repose sur des valeurs différentes.
— Ah oui ? Je crois savoir que Neuromnésis y a dégommé pas mal de gens. J’ai pas les chiffres mais…
— Personne ne les a. Contrairement au territoire des Quinze, nous ne disposons d’aucune alternative. Mais je maintiens: Neuromnésis n’était qu’une étape.
— N’était ? »
Kezêban était devenu nerveux, il n’arrêtait pas de se gratter ; d’un geste sec, avide, ses doigts, peau et onglés rongés, foraient son cuir chevelu à la recherche de quelque répartie.
« Nous allons en sortir. Je suis certain que le prochain sommet de Kandahâr aboutira à une ratification et nous nous mettrons d’accord.
— Que Bouddha vous entende ! J’oubliais de vous dire qu’Elena Ceaușescu a aussi été décorée par Mexico, Buenos Aires, Athènes et Téhéran. Mais je dois en oublier. »
Un flot d’applaudissements leur parvint tandis que s’élançaient dans le ciel moite de mai les volutes mordorées des dernières mesures. Elle aperçut au loin le secrétaire général de la Fondation Al-Juzjani qui les observait. Mais Kezêban ne comptait pas la lâcher maintenant.
« A propos d’alternative, pourquoi avez-vous abandonné ?
— Parce que les résultats préliminaires n’étaient pas concluants, c’est moche mais c’est courant, vous verrez. »
Ils repassèrent devant les cariatides, témoins muets de ces palais incendiés, aussitôt rebâtis, sous un autre nom, par un autre roi, une autre dynastie, Khalvat-e Sar Pushide, Chehel Sotoun et qui sait, bientôt, Buddhipryi Ali Manohar ?
Elle ralluma sa tirette, histoire de lui laisser le temps, d’inspirer profondément, de poser ses mots, de la séduire. Mais il n’en fit rien. Kezêban broutait les gravillons, il semblait abattu. Alors elle adressa aux Naïades qui encerclaient le bassin son sourire le plus carnassier, un pur mécanisme de défense, un désespoir qui ne disait pas son nom.
« Nous ne méritons rien d’autre. »
Anne-Jorie avait un rire fort, qui claque et dans la foule qui s’égayait sous le portique, encerclée par les lions endormis, des huiles s’étaient figées.
Entre les arbres, on percevait les stalactites d’azur et d’or produites par les vibrations sonores des instruments qui allaient en s’entrelaçant aux reflets du bassin, tels des serpents de diamant dévorant les vingt colonnes flottantes du palais royal safavide. Elle n’éprouvait aucun plaisir à le voir se débattre, elle lui en voulait même. Kezêban n’était pas la moitié d’un imbécile, ses publications et la bonne réputation dont il jouissait auprès d’un kalifat scientifique de plus en plus exigeant parlaient pour lui.
« La découverte des mutations criminogènes dans l’aire de Campton est sans précédent. Neuromnésis en l’une des applications, mais ce n’est certainement pas la dernière. N’importe qui aurait suivi la ligne. On ne peut pas résister à ça.
— Mais l’altruisme est un phénomène aussi naturel que l’oxygène qu’on respire, fit le pauvre étudiant. Neuromnésis est contraire à l’évolution !
— Le courage aussi est contraire à l’évolution. On le considère comme une vertu mais un homme qui risque sa vie avantage les lâches en la perdant et sacrifie ses opportunités sexuelles au profit d’organismes qui désavantageront leur descendance. Quant à l’altruisme… C’est tout à votre honneur de le penser mais il m’est d’avis, et je ne vais pas vous faire un dessin, que l’évolution n’a plus d’autre choix que de renoncer à ce postulat. »
Kezêban la regardait à présent avec une colère franche et désespérée.
« Veuillez me pardonner, lui dit-il, j’ai cru naïvement que nous pouvions nous entendre.
— Désolée de vous décevoir. Mais ne soyez pas amer, vous savez ce qu’on dit, être libre, c’est obéir à la police. »
Une fois de plus, l’expression du jeune Kezêbanfut accueillie par un formidable éclat de rire. Il fallait qu’elle se débarrasse du pansement au plus vite: « Je ne peux pas m’attarder plus longtemps. Je vous souhaite bonne chance pour la suite de votre carrière. » Kezêban comprit et s’éclipsa après lui avoir souhaité bonne chance à son tour, pour « sa nouvelle vie », laissant découvrir sa petite langue huileuse derrière les éperons qui lui servaient de dents et qui l’auraient volontiers déchiquetée si l’occasion s’était présentée.
Le fantôme du Chah Hussein, 1er du nom, flottait au dessus du jardin, épuisé par les siècles d’une généalogie sordide, roi déchu, humilié, spolié, un destin comme un autre pour les hommes de ce profil. Celui qui avait vu les rebelles Pachtounes saccager son palais, l’avait rebâti à sa gloire et restitué à la mémoire des morts, et il avait couronné le premier né des Hotaki, lesquels, à leur tour, le rafistolèrent, ayant fait recouvrir au préalable les exploits de la dynastie défunte sous la chaud. Leur règne dura sept ans et l’oraison safavide, agenouillée au-dessus de l’eau, ne refit surface qu’au milieu du XXème siècle.
Tandis que le taxi filait vers la vallée de glace, en référence au vaste complexe architectural poussé en à peine cinq ans sur l’ancien site de l’université, le souvenir du palais aux quarante colonnes lui avait mis l’estocade. Chacun de ses filaments mordorés enserrait fermement chaque molécule de sa mémoire.
Manohar n’avait fait qu’une seule apparition publique depuis la mort de son fils, et ce fut lors de ses adieux à Feyerabend. Parmi les courtisans de la dernière heure, on trouvait ceux qui jadis avaient piraté sa boîte mail afin de se faire passer pour elle (sans réussir toutefois à s’introduire dans les bases de données de l’institut) ou s’étaient contentés de la cambrioler ou de placer des petits cercueils sur son bureau. Il avait fallu que les Pro-A lui envoient les codes d’initialisation de son filtre à oxygène Spiral-Willtech enfoncé dans son pharynx pour qu’elle s’inquiète. Sur la liste officielle des causes de mort violente publiée chaque année par l’Office de Sécurité Intérieure, la redoutable OSI, le piratage des grains de riz sous-cutanés étaient classé troisième, derrière les cancers et les accidents domestiques.
Que la Fondation Al-Juzjani ait choisi cet endroit pour le lancement de son sommet annuel du mécénat n’avait pas été motivé uniquement par les habitus du tourisme d’affaires, son président, tout comme le principal sponsor du Centre Feyerabend, avait le sens du symbole. Dans l’une des salles du palais, une fresque représentait l’empereur Tahmasp Ier, deuxième du nom de la dynastie Safavide, accueillir le prince Mongol Humayun. L’Iran et l’Inde, les deux ailes de l’omnipotence technologique, incarnée dans la chair même de Buddhipryi Ali Manohar, née d’une mère kurde originaire de Kermânchâh.
Sa mauvaise foi envers le pauvre Kezêban était prodigieuse, la joie insensée qu’elle avait ressentie à planter un pieu dans le coeur de ce garçon était un crime passionnel, elle s’était surpassée. Elle regrettait toutefois que Shahrokh ait pu voir en cet avorton un appât convaincant. L’impudent cerbère ne l’avait pas abordée pour se payer de la galonnée ; il travaillait à la commande.
Elle parcourut l’ancien parc royal safavide sans en mesurer le moins du monde l’ironie – « Chehel Sotoun » ou « quarante colonnes », le chiffre, symbole pour certains du respect et de l’admiration, de l’abondance pour d’autres. Le nom de cet édifice rendait hommage aux simulacres de la nature puisque le portique n’en comportait en réalité que vingt, la présence de leurs jumelles oscillant sur l’eau verte du bassin ne tenant qu’au ciel et à rien d’autre.
CHAPITRE 2
La baleine s’était écrasée au pied de la tour après quelque méfait d’ordre naturel ou surnaturel. Son odeur s’emparait de votre âme et vous râpait la gorge, ses viscères oedémateuses couvertes de mouches, iridescentes sous le feu du soleil couchant, versaient dans l’habitacle jusqu’à le recouvrir complètement. C’était un monstre de fer et de chair, parmi les dizaines de milliers d’autres monstres, le plus souvent humains, que Paul avait croisés sur sa route après s’être libéré de sa tombe. Dessous la carcasse, la famille restée dans la Toyota, un couple et trois enfants, n’étaient pas mieux lotis que la baleine ; sans cette explosion survenue en plein cœur de la pièce montée du Queen of Bryde, ils auraient pu s’en sortir, le hasard était encore charitable dans certains quartiers, les tirs maigres, les courroies du pont n’avaient pas encore rompu sous le poids du malheur, tout comme le monde civilisé, la dernière avenue avait été quadrillée par des herses anti-intrusion peu de temps après, c’était leur dernière chance.
Ces visions étaient si terrifiantes qu’il repoussait toujours plus loin dans la nuit le moment où il lui faudrait se coucher, parvenu à un degré d’épuisement tel qu’il en vomissait et se vomissait d’être si lâche, si pâle, si faible. D’avoir aussi peur de sa tête, était-ce possible ? Etait-ce vivable ? Comment se pouvait-il que dans ce frêle esquif, le premier des refuges, les pires exactions aient lieu, les crimes les plus abominables, devenant chaque nuit plus périlleux pour ses nerfs et sa raison ? Son plumard était devenu le relai complaisant des horreurs du passé. Il suait pour y entrer, suait pour en sortir, et quand, pour quelques heures, il se libérait de son étreinte, il n’avait qu’une envie, se plonger dans ce tourbillon de gaz et de sons métalliques dont le souvenir pourtant lui était plus atroce que le tourbillon lui-même.
Il avait dormi plus de douze heures, un phénomène somatique récurant depuis son départ des Etats-Unis. S’ensuivait une réflexion végétative d’une demi-heure au cours de laquelle un bataillon de parasites, patinés par les premiers soleils, venaient guerroyer sur son balcon.
Depuis six ans, son existence se passait pour moitié dans le coltard, un coma tumultueux d’où il émergeait éreinté mais étrangement excité. Une branlette, au moins une, couronnait cette épreuve sensorielle et loin d’en apaiser le souffre, ajoutait à sa morbidité. Et toujours ce cauchemar. Son ardeur aurait forcé l’admiration si l’atmosphère, quoiqu’elle puisse contenir de violence physique, n’en avait été aussi scabreuse, aussi lugubre, aussi désespérée.
Et forcément il chiait mou, ce qui l’obligeait à évacuer tout de suite, se privant d’une pause réputée propice à la création. Son ancien collègue Rafal Sanstad aimait à dire que la plupart de ses brevets avaient été déposés grâce au calibre de ses étrons, si peu odorants qu’il pouvait rester aussi longtemps que nécessaire. Et réfléchir.
Le miroir de la sale de bain accueillait toutefois sa sidération avec un certain tact, lui renvoyant son regard stupéfait sans lui poser de question.
Paul s’était toujours fait un point d’honneur à dissimuler ses émotions, ce qui, il faut bien le dire, ne lui réussissait pas trop mal. Combien de gens savent que leur image projetée dans un miroir est deux fois plus petite que l’original ? Comme à toute implacable défaite, il réagit en se disant que, finalement, il avait eu du bol.
Syndrome post-traumatique, avait décrété le psycho-somatologue de Luniwal-Slawken, lequel, précisait-il, pouvait être déclenché par n’importe quoi. Ce « n’importe quoi » lui avait valu à l’époque un entrefilet dans le N.Ylias. L’article ne s’étendait pas sur l’objet de ses travaux mais uniquement sur l’élément incongru et superbe qu’avait révélé l’incendie : une bibliothèque composée de 3800 ouvrages dont une partie provenait de la bibliothèque du National Center of Quantum Physics Applications (ou NaqPa) à présent détruite (il n’en déchiffrait qu’une très petite partie et il lui fallait parfois persévérer des mois). Ce que l’article ne disait pas c’est que l’assurance multirisque habitation ne couvrirait pas les frais engagés par l’assurée suite au sinistre: si l’étourderie d’un fumeur était inexcusable, le combustible l’était encore plus. Le coût des travaux s’élevait aux deux tiers de la baraque, soit beaucoup plus que ce que son salaire d’enseignant-chercheur au NaqPa lui permettait de couvrir.
Il alluma son 7.Silk. En première page, un papier dithyrambique sur le Téphian. Brevetée par un laboratoire basé à Mumbai, cette protéine de synthèse avait occupé les médias pendant des semaines et donné lieu à un portrait élogieux de sa conceptrice (à laquelle il fallait ajouter une équipe de soixante-dix personnes et autant d’IA). Anne-Jorie Damsary surplombait les fennecs du jury Edelman comme on surplombe un chien qui pisse. Puis elle les avait remerciés. Mais elle aurait pu tout aussi bien lâcher un pet.
L’ancienne directrice du Centre Feyerabend avait enterré sa carrière voilà neuf ans, avec une découverte que les antennes de l’OSI s’étaient refilée comme un rhume avant que le SICB ne la confine aux établissements pénitentiaires, épilogue à ce que d’aucuns, dans les hautes tours de l’Organisation des Quinze, voyaient déjà comme une fin méritée, la donzelle étant bien moins habile en affaire qu’en protocole expérimental. Au nombre des portraits qui lui avaient été consacrés depuis, on ne peut pas dire que la dame, jadis échaudée, recherchait la lumière. On ne l’avait jamais revue. Jouissait-elle simplement de la nonchalance torpide de sa retraite anticipée, les méninges à l’économie grâce aux royalties crachés par le Téphian ? C’était difficile à croire, si grande est l’aura des gens comme elle et nombreuses les opportunités offertes par les ambitions des autres.
Restait le souvenir de sa conceptrice, dont la distinction pleine de retenu ossifiait son pénis d’un flux hésitant, non qu’elle était spécialement son genre, mais elle s’était réservée le droit de ne pas paraître satisfaite et cela le consola.
Soumises aux lois corruptrices des impulsions et stratégies à courte-vue puisées dans l’immense stock des passions humaines, le Téphian vidait les cages de ses coûteux homicidaires en rectifiant avantageusement leurs atomes et prouvait aux tenants du tout répressif incarné par l’implacable Neuromnésis que l’humanisme avait de l’avenir. Destinée aux auteurs d’infractions dont les peines excédaient cinq ans, le Théphian était une molécule agissant dans des zones clés du cortex (cortex singulaire postérieur, jonction temporo-pariétale droite, etc.) pour les stimuler et favoriser l’assimilation d’images mentales contrôlées à distance par une IA. La frontière entre la mémoire et l’imagination ayant été dissoute, le crime quittait la zone du souvenir où il s’enracinait pour un monde de visions que sa présence clandestine rendait d’abord cauchemardesques, avant de se diluer dans le bain ordinaire des fantasmes normalisés, destinés à la simple conjuration du pire. Les traces matérielles étaient supprimées à leur tour afin d’éviter tout débordement. Ce changement d’identité s’associait parfois à une reconfiguration tissulaire, voire dans certains cas, un nouvel ADN.
Il fallut cinq ans à la compagnie Prévalia Assurances Multirisques, date de son arrivée en France, pour le classer parmi les scélérats. Le courriel comprenait une missive explicative, un formulaire de réinscription, ainsi qu’une copie du contrat, passé dans le contexte méritoire du deuil et du désespoir. Cette dernière comportait une clause stipulant que la garantie de base couvrirait l’intégralité des biens mobiliers détruits ou détériorés « à condition que le sinistre ait un caractère accidentel et n’ai pas été rendu possible par un choix litigieux [lui] incombant, ayant favorisé un risque chimique ou biologique. » Pour son plus grand malheur, les circonstances du sinistre, en l’occurrence la guerre, cumulaient les deux, biologique et chimique. Pour la compagnie Prévalia Assurances Multirisques, il n’y avait pas à chier, c’était, plus que les mitraillettes ou les tirs de mortier, cet enfer de papier qui avait nargué les flammes.
Après avoir prononcé News, les scènes habituelles, cadavres dans les rues, tôles calcinées, véhicules renversés, se mirent à défiler sous ses yeux. Une vidéo, tirée d’un drone de reconnaissance du site de presse montrait des secouristes juchés sur les décombres du Benjamin, le palace de Lexington Avenue, et la tête d’une femme ensanglantée émerger des gravats. Au plan suivant, il reconnut des morceaux de sa marquise Art déco et surtout son bar ; il l’avait abondamment fréquenté au point que son ami et directeur du Benjamin, Tadeusz Camp, avait fait graver l’un des sièges à ses initiales, en plus de l’élégante formule marquée sur chacun d’eux, « Between Head and Balls, cherish your liver » (entre la tête et les couilles, tu chériras ton foi). Il ferma son 7.Silk, repoussa les draps en un pédalo nerveux puis compta jusqu’à dix. A cinquante, il se leva, se lava, s’habilla et prit le chemin du travail. La trotte lui prenait au moins cinquante minutes jusqu’à l’entrée du bâtiment, soit vingt minutes de plus que d’habitude.
L’hiver s’étirait sans fin. Les hautes congères de boue faisaient des rues d’inquiétants corridors où le quidam pugnace évoluait comme un zombie en peine, avançant courageusement sur sa patinoire du malheur, le visage rougie par le vent glacé qui ne cessait de le tirer en arrière quand il ne l’envoyait pas carrément lécher le verglas sans autre forme de procès, attendant le prochain qui se gondolait, en quête d’un poteau quelconque, d’une poubelle ou d’un arbre. C’était comique à voir et, paraît-il, bon pour le cœur.
Le bâtiment était un empilement de traviole de blocs de plus en plus gros à mesure qu’on montait. Laid mais astucieux, Arborescence, telle était son nom. C’était sa boîte, en l’espèce, une prouesse technique elle aussi, tant on se demandait comment le châssis arrivait à supporter ce casse-tête.
« Pardon monsieur mais vous n’avez pas de dispositif de filtration. Je vais devoir vous demander vos références. » Paul était navré autant qu’on pouvait l’être face à ces agents réputés véloces et méticuleux. Ces deux-là venaient de sortir du four, diaphanes et calamistrés. Les commissaires au Service d’Hygiène et Sécurité se baladaient toujours par deux, repérant d’un seul coup d’œil l’appareil défectueux ou obsolète, voir, comme ici, mais c’était beaucoup plus rare, l’absence d’appareil. Tout contrevenant se voyait imposer une mise à jour peu glorieuse, et coûteuse, dans une antenne locale, ou l’octroi d’un bon d’achat pour le nouveau modèle ; si vous étiez clean six mois de suite, c’était possible. Paul s’approcha de l’androïde, tout à fait inutilement du reste, le système d’identification de ces canettes était à même de capter des molécules olfactives à plus de trois kilomètres à la ronde. Passées les recommandations habituelles, on lui fit savoir qu’il n’écoperait de rien ; il recevrait son certificat d’homologation d’ici deux jours. Il se vit même complimenté pour son choix, l’implant Spiral-Willtech méritait sa réputation, efficace, élégant, discret et introuvable sur le territoire des Quinze. L’acolyte qui ne s’était pas encore manifesté enchérit en lui faisant remarquer qu’avec son processeur d’éco-protection révolutionnaire, le filtre anti-pathogène Spiral-Willtech lui ferait gagner jusqu’à dix ans d’espérance de vie. Après quoi, la quincaille s’excusa pour le dérangement et repartit dans le blizzard.
Dix minutes plus tard, Paul montait les marches en respectant la partie sablée et pénétra dans le sas, privilège qui, malgré lui, octroyait à ce geste fonctionnel un univers symbolique, un sentiment de fierté, d’appartenance. Une famille. Une fois à l’intérieur, il s’essuya longuement, tapant vigoureusement des pieds afin d’en faire tomber les particules de glace accumulées durant le trajet. Il passa devant le bureau d’accueil situé à droite du portillon de sécurité, fit un signe amical à l’attention de l’hôtesse et plaqua son doigt sur le lecteur magnétique situé sur le vantail de gauche. Là, généralement, il s’arrêtait dans l’atrium et levait la tête, fouillant les étages à la recherche d’un allié dont la présence même faisait figure d’encouragement, de signal de départ. Mais il avait beau faire, ça n’arrivait jamais ; Etienne, neuro-roboticien comme lui, ne pratiquait que les mardi et mercredi et Federico était absent le lundi, son jour consacré à un séminaire d’anthropologie des sépultures atypiques.
De l’intérieur, la tour Arborescence en imposait, tout en verre et transparence spectrale, intérieur et extérieur. La Fondation disposait des sept premiers étages et d’un atrium spacieux. Sur la gauche, un bassin japonais agrémenté de petits ponts en bambou et de jets d’eau et entouré d’un large banc chantourné d’où montaient d’innombrables plantes exotiques. Les employés, parmi lesquels beaucoup de sous-traitants, y plantaient leur tipi, adossés aux poissons rouges. Sur la droite, les manifestations diverses, séminaires, réunions de comité, réunions du directoire, artistes invités, stages de formation, journées spéciales, s’annonçaient sur l’écran mobile. Si l’invité était réputé, il n’était pas rare que son laïus soit retransmis en direct sur le dit écran et disponible en audio depuis le site internet de la société.
Paul pressa le pas en direction des ascenseurs ; il venait d’apercevoir Gerlmutter dans l’un d’eux. Cet ancien chef de service de Lunival-Slawken happait nonchalamment du plancton le long du quatrième étage et semblait bien décidé à aborder le troisième et cela, jusqu’au rez-de-chaussée. Aussi, mieux valait choper une cabine avant qu’il n’ait satisfait ses desseins.
Beaucoup d’imbéciles profitent de l’imagination des autres pour combler leurs lacunes. Certains, parmi ses interlocuteurs réguliers, estimaient que Gerlmutter « jouait un jeu », qu’ils « rusait », et que sa vacuité n’était en réalité que « frivolité volontaire », « arrière-pensée », « fausse indolence », bref un tempérament fourbe dissimulant dans le flasque de sa nonchalante médiocrité une nature des plus complexes. Autrement dit, l’onctueux Gerlmutter n’avait donc nul besoin de limiter le vent qu’il avait dans le crâne par de vains efforts d’apprentissage, son entourage s’y employait à coups de pelle sans qu’on le lui demande. Il aurait pourtant suffit seulement d’un peu de désespoir pour comprendre qu’on ne maquille pas un homme qui n’a pas de tête. L’intrépide production de savants qui cavalait sur les murs de son bureau parait ses prestations des rutilances d’un capital intellectuel sans lequel il n’aurait pu en justifier le montant. Non qu’il souffrait des restrictions de sa spécialité, ce confinement disciplinaire à laquelle tout intellectuel se voyait condamné à vie s’il désirait en assurer le financement idoine, tout simplement parce que Gerlmutter ne s’était jamais consacré à rien, se bornant à recycler sous le vocable de la culture universelle les poncifs d’une psychologie à deux balles. Son seul mérite était d’avoir vendu ses ambitions à moindre prix que ses talents, d’où sa nomination à la tête du secrétariat général de la Fondation Caton. Par chance, Gerlmutter était un solitaire, passant le plus claie de son temps dans sa maison de Gif-sur-Yvette où, grâce aux complaisances de la SI, il disposait du confort technique nécessaire, limité à bien des égards mais suffisant pour les missions qu’on lui confiait.
Superviser (ou, ce qu’il appelait « donner confiance »)
Planqué derrière le Monstera, Paul revoyait le visage exalté, teinté d’envie, d’Esteban Apostolescu, responsable du département « Amériques » du Haut Commissariat aux Réfugiés, quand il lui fit part de mystérieux pourparlers avec Gerlmutter. Etait-il coupable ? La question le taraudait depuis longtemps sans que le sentiment d’indifférence qui en résultât ne réussisse à l’en libérer. S’il devait être coupable de quelque chose, ce ne pouvait être de poser des questions qui n’avaient pas de réponse mais de ne pas en poser du tout. C’était d’ailleurs la première chose que son mentor lui avait appris : « Si ta question est stupide, prends ta tête, si tu n’as pas de question, prends la porte » lui avait asséné l’ancien frappeur de l‘équipe de base-ball des Scarlett Knight de Rutgers, deux mètres de haut et en short par tous les temps, ce qui, même à un siècle et des poussières, avait encore son petit effet sur le flux artériel des amatrices de Sigisbée de Berkeley.
Fils adoptif d’un agent immobilier, Paul Stuart Oliver Malinka avait grandi à Los Angeles, Californie, il y a 54 ans, par hasard, avant que les vilains scores du très jeune et très inquiétant Melchizedech aux municipales ne l’envoie à Milton, dans le Connecticut, où avait vu le jour un siècle auparavant George H. W. Bush, une homme que son père vénérait. Paul était revenu vivre en Californie à cause de ses études, ou plutôt à cause d’une fille qui désirait étudier à Berkeley. Il l’y avait rencontré l’homme qu’il admirait le plus au monde, Graham Costigan, taillé comme un dieu de l’Olympe, son sang gâté d’Irlandais n’y paraissait pas. L’année de sa soutenance, ils partirent ensemble au Venezuela, où, disaient-on le Président américain déchu avait des origines. Puis ce fut son premier départ pour l’Europe. Il se rendit à Oxford où il avait rencontré une sinologue tchèque inscrite à St-John’s College dont le père diplomate œuvrait dans un consulat d’Australie. Il y eut trois filles de diplomate dans sa vie au cours de ces deux ans, et ce fut les seules, interludes fonctionnelles à la plus passionnée des maîtresses, la physique. Certes, codifiée à l’extrême et peu sensible au ridicule, la mentalité britannique l’avait quelque peu déconcerté, mais au dire de son père il avait pris le pli, de sorte que, pour l’agacer, ce dernier commençait toutes ses phrases d’un constipé « comment dites-vous cela à Oxford déjà ? » Un soir qu’ils dînaient ensemble au Pelham Goldenfish, un restaurant de fruits de mer situé dans le Bronx, sur l’île de City Island que son père affectionnait, ce dernier étudia attentivement ses couverts en disant : « Tu crois que si je dispose ma fourchette comme ceci (les dents en l’air), le maître d’hôtel va le remarquer et venir aussitôt me débarrasser, comme ils font à Oxford ? » Le jeune Malinka avait soupiré profondément, claquer dans ses doigts pour signaler à la serveuse que son père avait fini ses calamars, et il avait demandé des digestifs. Au même moment, Graham Costigan s’effondrait sur la terre de ses ancêtres, foudroyé par une crise cardiaque alors qu’il venait de faire balle de set.
Sa brève rencontre avec la directrice pédagogique puis avec le directeur de l’Institut interdisciplinaire de l’Amérique contemporaine avait été plus qu’embarrassante. Avait-il quelque chose à dire sur les mobilités géographiques dans un contexte multi-ethnique ? Sur l’histoire politique des réserves Sioux ? Sur la reconstruction de l’Etat après la guerre de Sécession ? Sur l’évolution du patriotisme constitutionnel américain après la guerre du Vietnam ? Sur l’ingérence américaine au Moyen-Orient depuis George W. Bush jusqu’à nos jours ? Ou alors…sur l’ascension politique du Pentecôtisme charismatique depuis la répression du « Red Gold », consécutif aux actions terroristes du scientifique Rhaman Kanzai ?
Apostolescu se montra heureusement compatissant : « Je comprends votre désarroi, Paul, mais êtes-vous sûr de ne pouvoir vous adapter ? Cette émulation intellectuelle vous ferait le plus grand bien, ça vous remettrait le pied à l’étrier et vous soulagerait de vos tentations morbides. Réfléchissez encore un peu. » Sans se l’avouer, il espérait une île, un havre de guerre où s’enquiller des joutes et sous l’emprise d’une ferveur retrouvée, apprendre et guérir, dans ce lieu tenu secret, à l’abri des compromissions et des arguments mal tournés qui tenaient lieu de débat dans ce Versailles ranci qu’était l’Institut, une arche de prédateurs, un venin guérisseur, une fabrique à méninges dont bientôt l’enfant bien née allait se présenter à lui, de la plus singulière et de la plus tragique des façons.
Futile, Paul l’était certainement et il n’en avait jamais été incommodé. Non qu’il considérait la physique comme supérieure aux autres disciplines, mais elle répondait à un étrange et stupide besoin d’universel et à son mépris corrélatif pour la fugacité des faits, que la guerre avait poussé pour un temps à taire, ne faisant qu’en exaspérer la bile. Aussi, quand, pour son plan grand bonheur, l’Etat de New York fut mis à sac et placé sous tutelle par le Commissariat aux Armées, sa passion se régénéra et, sans crier gare, se fixa si avant dans le terreau de l’exil qu’il était bien sûr à présent de ne plus pouvoir la faire taire.
Deux semaines plus tard, il reçut un mail d’un certain Gerlmutter, responsable Recherche et Développement de la mystérieuse Fondation Caton, « désireux de l’entretenir d’un projet » sans plus détails, qu’une liste pontifiante de blasons parachevait, tel un diadème sur une miss. Victime parmi d’autres du guerroyant Bas-Monde, Paul se pointa donc à l’entresol de sa nouvelle boîte, avec le souvenir entêtant d’une Toyota couverte de sang et de boyaux suintants, tête en bas, au pied de la Baxendale Tower. Ce genre de vision avait encore le pouvoir de le clouer sur place, jusqu’à ce qu’une connaissance, amusée plus qu’intriguée, ne pose une main sur son épaule et ne le sorte de ce qu’il appelait son « cauchemar vertical ».
Au lendemain de son entrevue avec Gerlmutter, Paul Malinka devenait responsable technique du département « Capital symbolique de rang 4 » de la Fondation Caton Pour une Dialectique de la Post-Vie, la cellule pensante du premier centre fédéral d’euthanasie active, avec ses 1800 intervenants répartis sur tout le territoire des Quinze, ses 34 accueillants et son double d’androïdes. « Vous serez présenté avec les honneurs idoine, Paul. J’y tiens. La présence d’un scientifique tel que vous dans nos murs nous sera plus bénéfique qu’à vous mais je gage que cette expérience hors du commun sera pour vous l’occasion d’une résilience dont nous pourrons un jour nous enorgueillir. »
Paul tenta de faire démarrer l’ordinateur du bureau que Gerlmutter lui avait alloué. « Mon agenda m’empêche d’y passer du temps, vous y serez très bien, et c’est le meilleur endroit pour avoir du réseau », lui dit-il, tout en mâchouillant sa touillette. Logé au septième étage, on avait une vue imprenable sur le cimetière de Pantin et à droite, sur le bidonville installé sur l’ancienne zone du Fort. Tandis qu’il poussait son énième juron, Prunelle Rouget, la coordinatrice du PRHA, (comprenez: Pôle Relation de la Fondation avec la Haute Autorité pour l’Ethique et la Déontologie) frappa à sa porte. « Vous désirez de l’aide ? » Malinka n’eut pas le temps de répondre que la soubrette gracile du mielleux Gerlmutter se précipitait sur le clavier et en quelques clics, lui déplantait la bête. « Et la lumière fut ! » dit-elle de sa voix fluette, avant de regagner son bureau. Et de lui faire promettre de ne pas hésiter à la déranger si un quelconque problème venait à obscurcir sa journée.
La cage d’ascenseur se referma au moment où Gerlmutter abordait le rez-de-chaussée. Du haut de son manche télescopique, le consultant espaces-verts glissait le long des jardinières qui cernaient l’atrium au niveau des trois étages inférieurs. Quatre fois par semaine, il butinait, à plus de dix mètres au-dessus du sol, les Anthurium rouges, Spathiphyllums et autres Kentias suspendus au garde-corps. Au septième et dernier étage se trouvait une terrasse ; elle était située à la verticale de l’espace-détente. On y profitait de l’apaisant clapotis de l’eau, de la danse frémissante des nénuphars roses que tourmentaient les carpes koï tachetées. Gerlmutter, Ludmilla Palma et Esteban Vitold étaient les seuls à la fréquenter, la vague de suicides d’il y a sept ans, avant que la Fondation ne s’y installe, avait marqué les lieux plus que le bacille d’oxyde et les terroristes Pro-A réunis. Afin de parer à toute éventualité, Vitold, son Président, avait été forcé de prendre des mesures drastiques en laissant la coursive à l’usage exclusif des brèves et obliques somnolences de la direction.
A son arrivée, Malinka avait eu droit à un stage de préparation d’un mois, suivi d’un congé obligatoire au cours duquel il ne fit rien que ruminer, en dehors des habituelles plages dévolues au sexe qu’il s’accordait avec Rachel. « Tu peux encore reculer, lui avait-elle susurré tout en s’activant. Cela dit, si j’étais toi, je continuerais. Quand on est déprimé, ça relativise. » Conscient quant à lui du rôle singulier que la Fondation lui avait assigné par la voix du Haut Commissariat aux Réfugiés, l’angoisse ressentie lors de son premier vrai jour de travail lui avait redonné espoir. « De tous les maux divers que l’homme inflige à l’homme, avait clamé le hardi Gerlmutter, tandis qu’il posait la main sur son épaule, les souffrances des réfugiés, tourmentés et persécutés en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité ou de leurs opinions politiques, demeurent dans l’histoire parmi les plus cruels et les plus persistants. L’histoire de Moïse est liée à l’exode d’un peuple entier. La situation des premiers chrétiens est comparable à ce que nous appelons, de nos jours, une situation de réfugiés ; le Christ lui-même n’a-t-il pas été dénommé le Réfugié divin ? Pourrait-on, en effet, imaginer des esprits plus divers que ceux de Thomas Hobbes, de John Locke, d’Hugo Grotises, de Voltaire et d’Einstein, pour ne citer que quelques-uns des grands hommes qui se sont vus contraints, à cause de leurs idées, de quitter leur patrie et leur milieu et de chercher refuge dans un autre pays ? » Il est clair que les motifs de la Fondation Caton n’étaient pas de nature à philanthroper sans contrepartie. Gerlmutter espérait surtout qu’en confrontant la clientèle la plus exigeante au sort de ce proscrit, leurs tourments leur apparaîtraient si futiles, si misérables, tellement irresponsables qu’ils y regarderaient à deux fois avant de l’emmerder.
En revanche, parmi la centaine de témoins présents, seul un, Etienne Le-Toul, avait reconnu dans le laïus de Gerlmutter, les mots fameux de Félix Schnyder, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, prononcé il y a plus d’un siècle, le 23 septembre 1963, alors que Gerlmutter n’était encore que ce qu’il aurait dû rester, une hypothèse génétiquement indésirable.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Il vérifia que personne n’était dans le hall et s’avança devant la porte vitrée. L’index suspendu au-dessus de l’écran, il aperçut Prunelle Rouget et Ludmilla Palma qui chuchotaient. Ça chuchotait tout le temps à la Fondation, au point qu’un visiteur un peu romantique aurait pu croire que dans cet aquarium si peu propice aux privautés, les gens passaient leur temps à se draguer. Malinka se raidit, observant les spirales lumineuses autour de son doigt, décomptant les secondes qui le séparaient du déverrouillage des portes, plus précisément du clac retentissant et partant des remontées acides qui immanquablement lui succédaient. Mais voilà, Paul ne voulait pas subir de remontées acides, il refusait que quoique ce soit dans cette tôle lui arrachât une réaction qu’il n’avait pas souhaitée, anticipée, arrachée au puits sans fond d’une sensibilité à fleur de peau. « Tout est sous contrôle, se disait-il, je ne me trahirai pas ! » Une fois à l’intérieur, il fonça tête baissée et prit à droite, contournant Prunelle Rouget et Ludmilla Palma dont il sentait les regards dans son dos. Serrant les fesses, il prit le couloir cerné par deux parois de verre derrière laquelle se succédaient à vitesse grand V les petites scénettes en noir et blanc que composaient les bureaux du pôle Communication. Il aboutit à une première fourche séparant le hall A du couloir extérieur, prit ce dernier où il croisa Jacques-Antoine de Morival et son regard d’assassin, avant d’aboutir à une seconde fourche séparant le Centre de Gestion Numérique du hall B. A un croisement, il tomba sur Palma et Rouget qui ne dissimulèrent pas leur étonnement en le voyant ; il avait fait un tour d’horloge et se retrouvait au point de départ… Il se dirigea pour la seconde fois vers la coordinatrice de la PRHA et la secrétaire générale du Bureau des accueillants, mettant les gaz sur les trois derniers mètres afin que la première ne puisse pas l’intercepter. Arrivé devant la porte n°752 marquée d’une plaque au nom de Richard Gerlmutter, directeur de la Haute Autorité pour le Développement de la Fondation Caton, le souffle court et le front ruisselant, il pressa le pouce sur la poignée. Il était seul, plus que jamais, c’était dans l’ordre des choses, et Paul aimait l’ordre, autant qu’il le redoutait.
Sous l’épaisse couche de neige, le cimetière de Pantin ressemblait à une plaquette de chocolats blancs ; un paysage urbain sans horizon défini, un ciel plombé, inaltérable, sans brèche aucune.
Dès l’instant où il posait son cul sur son fauteuil, il disposait de cinq minutes avant que Rouget ne vienne l’en décoller, sous un prétexte quelconque. Le bureau de la coordinatrice n’était séparé du sien que par une mince paroi, qui plus est flanquée d’une porte vitrée et dont il n’était en quelque sorte que l’extension matérielle autant que symbolique. Rouget ne perdait rien du spectacle que lui offrait chaque jour cet homme hirsute, un peu gauche et à fort accent américain, puisqu’en plus de la forte visibilité offerte par la topographie des lieux, elle avait pris soin de disposer sa table de manière à obtenir le meilleur angle de vue sur sa personne.
Lorsque la première fois elle s’était poliment proposée de lui servir de guide, il ignorait encore qu’elle réagirait au moindre froncement de sourcil, lui prodiguant des conseils dont il n’avait cure, n’hésitant pas à importuner les autres pour des services qu’il n’avait pas demandés, déversant dans son quotidien sa sollicitude visqueuse et que seules interrompaient les crispantes visites hebdomadaires de Gerlmutter le lundi.
Les coups à la porte étaient si violents que Malinka ne pouvait plus faire semblant de les ignorer. Pourtant, il continua de le faire. Il le faisait ! N’était ce détail venu entraver sa logique ; Ludmilla Palma fit ce que Rouget ne se serait jamais permis de faire, elle insista. « J’ai lu le dossier Walee, lui dit-elle, il n’est pas évident, au moindre problème, surtout n’hésitez pas. Nous ferons le point avec Richard d’ici une semaine. 67% des candidats qui ont passé l’entretien préalable renoncent. La plupart de nos demandants veulent parler, et s’en vont. Ne l’oubliez pas. » La secrétaire générale du Bureau des accueillants referma la porte sans lui avoir laissé le temps de la remercier. Elle avait peut-être été vexée qu’il se soit laissé désirer ainsi et l’avait abandonné à ses questions. Toujours est-il que la visite éclair de Ludmilla Palma lui permit d’apaiser sa colère, ou du moins d’en atténuer la fièvre, l’image de Gerlmutter n’en étant pas moins là, vivante, sadique, à s’insinuer en lui telle une vilaine sinusite. Que le hasard du bain marie ait pu permettre à cet amas de cellules sans vigueur d’apparaître 97 ans plus tard sous la forme définitive d’une larve obséquieuse prénommée Gerlmutter était, de toutes les infortunes qui avaient jalonnée sa vie à la Fondation et au-delà, la plus prévisible. Même un farfelu à l’esprit aigre et hypersomniaque complet aurait pu en justifier l’avènement.
Bettina Walee. Son examen préliminaire avait été une réussite, et lui ouvrait dès à présent les portes d’une période probatoire de deux semaines au cours desquelles il lui faudrait exposer ses motivations après désignation d’un accueillant, dont le nom et l’adresse venaient de lui être délivrés.
Pour le dire brièvement, Bettina Walee avait 26 ans, elle était américaine et elle voulait mourir.
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