La physic porn de Greg Egan

Un roman de SF doit-il être scientifiquement plausible pour être intéressant ? A en croire la bonne santé du secteur, il semblerait que non et si beaucoup de récits  comportent des extrapolations d’un savoir technique et scientifique éprouvés, ceux-ci se trouvent toujours dépassés par l’imaginaire.

Hard SF et plausibilité scientifique

Les romans et nouvelles de Egan (surtout les romans) consistent à transposer de façon la plus détaillée possible des théories scientifiques existantes en changeant les prémisses et/ou en déduisant à partir de ces théories des phénomènes possibles. La dimension hard SF réside essentiellement dans la précision du détail, laissant au lecteur l’impression que « cela va de soit ».

Le point de départ de la trilogie Orthogonal (2011-2013 – non traduite) est un trope SF – sauver une planète – à cette différence que la métrique de Minkowski y est remplacée par la métrique de Riemann. Imaginez que le héros d’Interstellar vieillisse beaucoup plus vite que sa fille restée sur Terre, de manière à ce qu’une année pour elle soit plusieurs années pour lui, et bien il aurait eu beaucoup plus de temps pour sauver l’humanité, au lieu de crever comme un con dans un trou de ver et de laisser ses frères humains se démerder avec leur Ventolin. Egan, lui, tire les conséquences ultimes de cette prémisse, avec un luxe de détails, formules et diagrammes à l’appui, tout à fait spectaculaires.

Le souci du réalisme est tel que quand il se plante de monture, Egan s’en excuse  On peut lire par exemple sur son blog la mention suivante à propos de son roman Quarantaine, publié en 1992:

« J’espère que les autres aspects du roman sont toujours dignes d’intérêt, et que même les exploits quantiques impossibles sont divertissants. Mais il est important de comprendre la réalité de la mécanique quantique et, bien que nous soyons encore loin de la saisir dans son intégralité, Quarantaine s’éloigne définitivement de trop de choses parmi celles que nous savons être vraies. »

L’intrigue de Quarantaine s’appuie sur un élément essentiel de la mécanique, à savoir la réduction du paquet d’onde.

La théorie quantique a été créée pour décrire le comportement des phénomènes microscopiques tel qu’il ressortait des observations. Pour obtenir des informations sur un système à l’échelle subatomique, il faut pouvoir établir des corrélations strictes entre les états du système microscopique et ceux des appareils de mesure, lesquels sont perçus directement. Mais problème: l’interaction (appelée « observation ») entre le niveau macroscopique et le niveau microscopique semble pervertir ce dernier.

Pour schématiser, à une particule est associée une fonction d’onde (équation de Schrödinger) reliée à la probabilité de sa présence dans un espace donné. Or la fonction d’onde, après l’opération de mesure par un dispositif macroscopique, disparaît, comme si l’état de la particule se réduisait à celui mesuré par l’appareil. La décohérence quantique exprime cette disparition de la réalité quantique qui, du point de vue ontologique, n’est pas un état donné mais une superposition d’états (le chat mort et vivant). De cette superposition d’états propre au niveau micro, il ne reste, au niveau macro, qu’un état déterminé réifiable immédiatement avec 100% d’efficacité. Mais la décohérence est-elle vraiment un phénomène objectif, un phénomène dont la réalité ne dépend ni de l’observateur, ni de l’instrument de mesure ?

Dans Quarantaine, Egan reprend l’hypothèse de von Neumann et Wigner qui ne font que déplacer le problème du clivage entre niveau macro et niveau micro en le situant entre les processus physiques et la conscience. Mais la physique est-elle à même de définir la conscience ? En dépit des efforts louables du grand Greg, dans l’état actuel de la recherche, la conscience et le physicalisme, c’est comme le diadème et le bonnet, faut choisir.

Mais pourrait-on reprocher à Egan d’utiliser une hypothèse scientifique non fiable à des fins artistiques ? Lui a l’air de le penser. Et le fait qu’il ait besoin de se justifier sur toute une page alors même qu’il s’agit d’une fiction montre, d’une part qu’il est parfaitement conscient de ce sur quoi repose sa réputation et de la place accordée au crédit scientifique dans ses romans… à croire qu’il n’y aurait rien d’autre à voir !

Et c’est bien la question.

Tais-toi et calcule ah bon ?

S’il admet que Quarantaine s’appuie sur une mauvaise interprétation de la physique quantique, il n’empêche que cette interprétation fait partie du stock d’hypothèses scientifiques reconnues, faisant l’objet de débats au sein de l’institution. Qu’elles puissent être définitivement abandonnées ou jugées peu consensuelles par la communauté n’en fait pas pour autant des objets fictionnels.

On est alors tenté de lui répondre Mais qu’est-ce que ça peut nous foutre !? Le cycle de Fondation d’Asimov a-t-il besoin de s’appuyer sur des théories scientifiques existantes ou faire des inférences scientifiquement plausibles pour être digne d’intérêt ? Sans doute que non. Le Cycle de fondation est une expérience de pensée obéissant à plusieurs types de règles sous-jacentes, qu’elles soient physiques, psychologiques, biologiques, social, etc. Et si ça fonctionne d’un côté, ça peut fortement pêcher de l’autre. Sur le plan économique par exemple, le problème sous-jacent de l’exploitation des minerais nécessaires à la construction des nombreuses entités technologiques qu’on peut y trouver n’est que rarement considéré comme un problème pertinent. Mais quelqu’un qui serait par exemple tatillon sur sa faisabilité budgétaire et jugerait de la vraisemblance de l’ensemble sur cette base aurait certainement du mal à s’immerger dans un roman de SF si on pense au gouffre financier que représente la majorité des gadgets qu’on y trouve.

Plus sérieux est le problème du dualisme corps-esprit qu’Egan ne parvient pas vraiment à dépasser, fidèle en cela au crédo du transhumanisme. J’y reviendrai dans un prochain post.

Autre roman de Egan, Schild’s Ladder (2002) que l’épaule d’Orion présente de la façon suivante:

« Pour appréhender Schild’s Ladder, il faut un doctorat en physique. Il faut connaître la théorie de la gravitation quantique à boucles version Carlo Rovelli et Lee Smolin, il faut savoir ce qu’est la décohérence quantique de Heinz-Dieter Zeh, savoir ce qu’est un vecteur d’état, un espace de Hilbert, la géométrie différentielle et la métrique riemanienne, l’invariance de Lorentz….Et il est impossible de s’en passer car c’est le sujet même du roman. »

Voilà.

Le coût (élevé) de la Hard SF

La hard SF s’expose au même risque qu’un dessin réaliste: plus un dessin est plausible, plus les erreurs sont visibles; un bras légèrement trop long ou une section musculaire incohérente, un problème de proportion et on jugera le dessin raté. (Ou pas… Ça fait partie des grands mystères de la perception humaine: comment des formes aussi familières, celles de notre corps dans l’espace, peuvent-elles faire l’objet d’erreurs aussi grossières, aussi bien du côté de celui qui fait que de celui qui voit ?) Sans pouvoir totalement s’en affranchir, un caricaturiste est plus libre dans sa représentation en se permettant tout un tas d’écarts acceptables considérés comme faisant partie de son style.

On se fiche donc royalement de la crédibilité scientifique du Cycle de Fondation, car là n’est pas dans l’intention de l’auteur; en revanche, on peut imaginer qu’un chercheur en physique des particules lira de la hard SF avec un crayon rouge à la main. Bref, la rigueur est un risque pour ceux qui, nombreux, redoutent la critique.

Ce qui revient à dire qu’un roman de Egan (comme de Robert L. Forward ou de Liu Cixin ou d’Alastair Reynolds) n’a pas vraiment le droit à l’erreur car l’investissement intellectuel est tel que la patience du lecteur n’y survivrait pas. Car pourquoi se faire chier à lire des trucs aussi ardus si c’est inventé ? L’acceptation, pour ne pas dire la complaisance, du lecteur à l’égard de ce type de roman repose à mon sens sur le mérite de l’auteur lui-même qui, en se soumettant aux exigences de la règle scientifique, aura fait preuve d’une égale abnégation. Un auteur qui aurait tout imaginé n’aurait certainement pas pu exiger autant de son lectorat.

On me répondra que beaucoup de lecteurs étaient ado quand ils ont lu Egan ou Forward, qu’ils ignoraient tout des théories impliquées, bref ils n’y comprenaient strictement rien, l’histoire suffisant amplement à leur plaisir.

The Guru Effect

Cette hypothèse me paraît foireuse car elle revient à dire qu’on aimerait la hard SF en dépit de ce qui fait sa substance même. Et l’excitation provoquée par l’histoire et les personnages compenserait finalement l’incompréhension. Je pense au contraire que pour beaucoup de gens, ne pas comprendre concourt de façon essentielle au plaisir.

C’est un phénomène bien connu de la psychologie cognitive que Dan Sperber a appelé the Gurru effect (2010): le fait de ne rien y comprendre, au lieu de décourager le lecteur ajoute à son intérêt, devenant même son motif exclusif.

Je ne retiens toutefois qu’une partie des arguments du Guru effect puisque la cible de Sperber n’est pas la science mais l’imposture intellectuelle – la branlette post-moderne, la psychanalyse lacanienne, Foucault et la French theory, Zizek, et aujourd’hui Jordan Peterson, ce mélange de platitudes, de concepts ronflants, le plus souvent faits maison, et de métaphores, un margouillis qui « fait » savant au prétexte qu’il est obscur et favorise irrémédiablement les biais de confirmation (je crois ce qui m’arrange). Or ce n’est pas parce que la science est absconse que tout ce qui est abscons est sérieux, ce peut être tout simplement un chapelet de conneries !

 Cependant, un discours tout à fait sérieux, bien qu’il s’adresse à des gens différents peut avoir un effet similaire, pour autant que ce discours dépasse largement leur niveau de compréhension.

La grande différence entre Peterson et Egan c’est que le premier, parce qu’il est embrouillé et évasif échappe à toute critique: on ne sait pas par laquelle commencer et si on se hasarde à lui en faire une, il pourra toujours dire qu’on l’a mal interprété. C’est la force du flou. Et sa lâcheté.   

Ce mécanisme s’enracine malgré tout dans un processus normal d’apprentissage. La charité interprétative s’apprend très tôt: quand on vous disait quand vous étiez petit que l’être humain est composé à 60% d’eau, vous aviez le choix entre vous dire: « elle déraille complet la maîtresse. Sinon, pourquoi on s’envole pas quand il fait chaud hein ! » ou « elle dit quelque chose de vrai mais que je n’arrive pas à me représenter… »

L’essentiel est que la source soit considérée comme une autorité. « La difficulté même de saisir cette idée, dit Sperber, [nous] indique qu’il s’agit d’un élément d’information pertinent, qu’il vaut la peine de s’en souvenir et d’y réfléchir jusqu’à ce [que nous puissions] y voir plus clair. »

De là à penser que tout ce qui est mystérieux est pertinent, il n’y a qu’un pas de roitelet: « Étant donné que, pour les fidèles, la pertinence de la croyance ne fait aucun doute, son caractère mystérieux même est une forte indication de son importance. L’impénétrabilité indique la profondeur. »

Le charlatanisme culturel et la sophistication des concepts scientifiques peuvent ainsi conduire au même type de réaction chez le lecteur/auditeur, mais avec 2 différences majeures: les seconds possèdent une valeur de vérité qui fait défaut au premier et il est possible de les maîtriser un jour, moyennant patience et travail, alors que pour le premier, il n’y a précisément rien à comprendre.

La hard SF gagne ainsi sur les deux tableaux: aux lecteurs savants, elle séduira par la façon ingénieuse dont elle utilise la science, telle une véritable prospective ; aux profanes, elle aura le charme vénéneux d’un évangile mystérieux, un peu comme Indiana Jones devant des tablettes gravées.

Bref, tout le monde y gagne… à part ceux que la cosmologie, la métaphysique et la physique théorique n’intéressent vraiment, vraiment, mais alors vraiment pas, et ça fait du monde, il faut admettre.

Référence:

Dan Sperber, The Gurru Effect, Review of Philosophy and Psychology volume 1, pp. 583–592 (2010).

Le pouvoir « what if » de la SF

Les fake news, c’est bien connu, sont une plaie, une tumeur bubonique qui menace individus et institutions et dit-on jusqu’à la démocratie. Elles ne représentent toutefois qu’une infime partie de ce qui est partagé sur la toile; la plupart des utilisateurs des réseaux sociaux croient encore aux « grands médias » (même si ces derniers ne le méritent pas toujours) qu’ils considèrent comme une source fiable de connaissances.

Qu’est-ce qui nous pousse à partager une information ? A priori, parce qu’on la croit vraie. Mais est-ce toujours le cas ? La diffusion d’informations dépend-elle uniquement de notre intérêt pour la vérité ?

À en croire l’étude de Sacha Altay, Emma de Araujo et Hugo Mercier, If this account is true, it is most enormously wonderful”: Interestingness-if-true and the sharing of true and false news, la vérité, si elle est largement privilégiée, ne fait pas nécessairement partie des critères de pertinence d’une information. Une information, « si elle est vraie », c’est à dire dont on n’est pas trop sûr, peut être assez tentante pour qu’on se dispense de cette sainte prudence qu’on dit fille de la sagesse.

Pourquoi s’en priver ! Si elle est fausse et bien on l’oubliera vite et si elle est vraie alors on pourra s’ennorguillir d’avoir été l’un des premiers à épater la toile et de se voir gratifier de followers supplémentaires (là étant pour beaucoup d’entre nous l’unique raison de se lever le matin). Bref, rien n’a perdre. Que Bill Gates ait voulu nous refiler la 5G à l’aide d’un fielleux grain de riz sous-cutané introduit par des toubibs aux ordres, c’est quand même plus excitant qu’un banal accord commercial entre États, collectivités locales et opérateurs !

Ce qui revient à dire que la fiction fait partie intégrante de notre rapport (épistémique) au monde, y compris (surtout) sous ses aspects les plus triviaux. Le monde se doit d’être un spectacle permanent et s’il résiste – il résiste souvent – alors il faut l’y aider. Une information qui galvanise, même si elle a de bonnes chances d’être fausse, est quand même beaucoup plus intéressante qu’une banale vérité avérée.

Du reste, une bonne partie de l’activité scientifique dans son ensemble consiste à confirmer par l’expérience empirique nos intuitions. Mine de rien, c’est un boulot difficile et on ne peut plus noble, mais il se trouvera toujours des crétins pour vous dire: « Ah ouai d’accord, tout ça pour ça ! » En oubliant que le géocentrisme fut longtemps affaire d’intuition.

Une information « what if » – intéressante si elle était vraie – est une vérité potentielle à laquelle est conditionné un gain, un gain émotionnel et étant donné l’importance sociale que revêtent les réseaux sociaux dans certains secteurs d’activités qui en dépendent étroitement, un gain matériel et symbolique.

Il en va de même pour la vérité fictionnelle. Vecteur d’une expérience de pensée, une situation fictionnelle est aussi un pari sur le réel. C’est une situation contrefactuelle dont la vérité suppose que des conditions soient remplies (nomologiques, temporelles notamment), ces conditions étant plus ou moins vraisemblables selon le contexte qui est le sien.

Je ne pense pas prendre beaucoup de risque en disant que parmi tous les futurs possibles, un futur tel que Dune ou n’importe quel roman de SF, même dans un horizon temporel suffisamment long, est peu probable, ses conditions de possibilité étant elles-mêmes assez peu vraisemblables.

On peut parler d’impossibilité contingente (par opposition à une impossibilité absolue). Etant donné les moyens qui sont les nôtres (nos ressources naturelles, nos capacités cognitives) et nos connaissances acquises sur les lois physiques, il est peu probable que nous parvenions un jour à des modes de communication pareils à ceux communément représentés dans la SF, sans considérer pour autant que cela soit nécessairement impossible comme il est impossible de diviser équitablement 23 en 3. Il ne peut y avoir de trisection de 23, cela est épistémologiquement impossible.

En revanche, les scénarii de SF sont des possibilités métaphysiques. L’imagination en est le vecteur cognitif majeur. Nous ne raisonnons pas uniquement sur des faits, mais de façon essentielle, sur des modalités, sur des situations possibles et/ou nécessaires: j’aurais dû faire ça, je pourrais ne pas faire ça, il n’est pas nécessaire de faire ça, il se pourrait que ça arrive, ça aurait pu arriver, etc. Ainsi, les lois de la nature auraient pu être différentes de ce qu’elles sont et ce n’est pas la moindre des vertus de la science fiction (au sens large) de nous le rappeler.

La littérature de science fiction témoigne d’une passion proprement humaine, celui du raisonnement modal et de façon plus générale les conditionnels contrefactuels: « qu’est-ce qui se passerait si… ? »

Greg Egan (en particulier dans Diaspora) est certainement l’auteur ayant poussé le plus loin  ce « what if » inhérent à la conscience humaine, sur l’identité personnelle, le problème corps-esprit, le réductionnisme physicaliste, le réalisme scientifique…, dans une démarche prospective la plus rigoureuse qui soit et à ce jour inégalée.

*** Illustration: Diaspora (1997), Greg Egan, éditions Le Belial – Couverture: Aurélien Police – Traduction: Francis Lustman.