Dans la nouvelle Trajectoire de Ken Liu (La Ménagerie de papier, ed. Le Bélial, 2015), Léna Auzenne, devenue plus que centenaire – et mortelle après réflexion- raconte comment elle a été initiée à la plastination des corps au sein de la société BodyWerk.
« La plastination débute par l’embaumement pour arrêter la putréfaction. Puis on dissèque le corps, on décolle peau et graisse pour révéler l’anatomie sous-jacente , et on trempe dans des bains successifs d’alcool et d’acétone jusqu’à ce que celle-ci remplace l’eau et la graisse des tissus. On le plonge dans un bain de polymère et on crée le vide autour de lui. L’acétone à l’intérieur des tissus commence à bouillir dans le vide et, en s’évaporant, attire les polymères liquides dans les muscles, les vaisseaux, les nerfs. En fin de compte, le plastique imprègne chaque cellule.
Ce processus s’appelle d’ailleurs « l’imprégnation »
Le corps, désormais prêt pour la mise en scène, est durci dans l’application de chaleur ou de gaz, jusqu’à ce que les chaînes de polymères soient liées et pétrifiées. A cette époque du processus, le corps est devenu une sculpture de plastique, et chaque capillaire et fibre musculaire a été conservé. » (p.148).
La polémique
On se souvient de l’exposition itinérante Our Body, à corps ouvert qui mettait en scène 17 écorchés et « pièces anatomiques » de Chinois. Organisée par la société hongkongaise Encore Events, les corps avaient été présentés à l’Espace 12 en février 2010, boulevard de la Madeleine à Paris. Elle fut interrompue après deux mois de succès par la décision du juge des référés au tribunal de grande instance de Paris, suite à la plainte de deux associations, Ensemble contre la peine de mort et Solidarité Chine qui mettaient en doute l’origine déclarée des corps.
Mais ce n’est pas ce qui motiva la décision judiciaire (au reste, comment le prouver ?) mais la notion de décence, cad une affaire de convenance.

Outre l’interruption sous 24h de l’exposition, le juge exigeait que la dite société « qu’elle fasse dresser la liste des sujets exposés par un huissier de justice dans les mêmes délais, et qu’elle les séquestre, afin de pouvoir les présenter aux autorités françaises compétentes, sur leur demande. Sous peine d’une astreinte supplémentaire de 50 000 euros par infraction constatée. » Dixit Le Monde.
Ni le Palais de la découverte, ni le Musée de l’homme, ni la Cité des sciences n’avaient accepté d’abriter l’expo.
Comme le rappelle quotidien, ce genre d’exposition est très populaire: créée au Japon en 1995, elle était passée par New York puis Lyon en mai 2008 (100 000 visiteurs) puis Paris (120 000 visiteurs en deux mois, à 15,50 euros plein tarif)
De nombreuses expositions de ce genre sont organisées chaque année, en Europe, aux Etats-Unis et en Asie (ce fut d’ailleurs l’argument du gérant de l’exposition en France, Pascal Bernardin).
Les 200 spécimens humains de l’exposition The Body Worlds and the Story of the Heart à l’Ontario Science Centre de Toronto en 2009 avaient attiré 100 000 visiteurs, dont un tiers de scolaires, après 57 jours d’expo.
On pouvait y voir les écorchés skier, faire du skate, jouer au hockey… Bref, bonne ambiance !
Plus récemment, le 21 avril dernier, à Zagreb, était inaugurée Human Body 2.0 enormous universe within – 15 écorchés et plus 200 organes « de la fécondation au foetus, de la petite enfance à l’enfance, de l’adolescence à la jeunesse, de l’âge adulte à la vieillesse. »

La fiction… et la réalité
La plastination fut inventée en 1977 par l’anatomiste allemand, né en 1945, Gunther Von Hagens, fondateur de la société Gubener Plastinate GmbH à Guben en Allemagne.
On nous dit, par exemple que » Le Dr Gunther von Hagens a créé le premier centre de plastination anatomique du monde, qui offre un environnement idéal pour l’éducation et le développement. L’installation comprend une exposition permanente de plastinats anatomiques – le PLASTINARIUM – issus des laboratoires, ainsi qu’une zone de démonstration et de visualisation. »
« [L’anatomiste] est obligé, de part son travail quotidien, à rejeter les tabous et les convictions que les gens ont sur la mort et les morts. Je ne suis pas moi-même controversé, mais mes expositions le sont, car je demande aux spectateurs de transcender leurs croyances et convictions fondamentales sur notre inéluctable destin commun.
J’espère que les expositions seront des lieux d’illumination et de contemplation, voire de connaissance de soi philosophique et religieuse, et qu’elles seront ouvertes à l’interprétation, quels que soient le milieu et la philosophie du spectateur. » »
Le droit et la morale: vous avez 4 heures !
Pour le juge des référés dont les conclusions avaient mis fin à l’exposition parisienne, point d’illumination ou de contemplation. A la lumière de l’évolution récente de la législation funéraire (loi n° 2008-1350 du 19 déc. 2008, AJDA 2009. 531 ), « la loi, d’ordre public, […] prohibe les conventions ayant pour effet de marchandiser le corps [et elle] ne prend pas en compte l’utilisation des cadavres dans un but de formation ou d’information du public ».
En outre, le juge précise « que l’espace assigné par la loi au cadavre est celui du cimetière, que la commercialisation des corps par leur exposition porte une atteinte manifeste au respect qui leur est dû. »
Les apprentis juristes connaissent les liens complexes et sans cesse renouvelés entre droit et morale. Ce n’est pas moi qui m’y collerais, aussi passionnant soit le thème. Là où, à mon sens, les conclusions coincent c’est concernant ce passage:
« (…) qu’il ne peut être revendiqué l’insertion de la manifestation dans un courant artistique ancien et constant : le transi, l’écorché, la leçon d’anatomie… alors que l’exposition épuise le mouvement artistique dans lequel elle prétend se situer en substituant à la représentation de la chose, la chose même. »
Mais un cadavre qui skie ou qui fait du hockey est-il encore un cadavre ? N’est-il pas, déjà, une représentation ?
Cadavres exquis
Peut-être en effet aurait-il fallu élargir le spectre du courant très ancien et très varié du spectacle anatomique. Et en la matière, le sujet est vaste:
Protégé des Médicis, l’anatomiste sicilien Gaetano Giulio Zumbo (1656 ?-1701), précurseur de la céroplastie et le chirurgien français Guillaume Desnoues (1650-1735) offrent des modèles artificiels d’un réalisme inouï connus dans toute l’Europe et qui furent largement exposés, en Italie, en Allemagne, en France, au Danemark et en Angleterre. Pas sûr que les visiteurs fascinés n’y voyaient que matière à s’informer. Car les pièces sont d’une indiscutable beauté, c’est un fait.
Citons aussi le médecin français Philippe Curtius (1737-1794), qui abandonna sa carrière médicale pour ouvrir deux lieux à Paris, le Salon de Cire, en 1776 et la Caverne des Grands voleurs, boulevard du Temple, en 1782. Tous deux étaient bien sûr destinés au divertissement populaire, comme le sera plus tard le musée Tussaud, en France et en Angleterre.

On me rétorquera que c’est de la cire et pas de la chaire humaine plastinée !
Certes…
Efisio Marini, minéralisateur des corps
Le médecin naturaliste Efisio Marini (Cagliari 1835 – Naples 1900), surnommé « le pétrificateur » pour sa méthode de momification des cadavres permettant de leur redonner couleurs et consistance.
Snobé par les universitaires et subissant l’hostilité d’un public encore très superstitieux, il quittera Cagliari et s’installera à Naples où il deviendra célèbre, en grande partie grâce à un public non scientifique. Son intervention à l’Exposition Universelle de Paris en 1867, séduira Napoléon III à qui il offrira sa pièce sans doute la plus célèbre… une table en chair humaine !
La même année, la célèbre revue The Lancet lui offrira la consécration en consacrant un papier à ses travaux.
La dédicace figure sur une plaque d’argent, accrochée à un pied humain, qui indique :
Frise de trèfles formée de cervelle humaine, supportant un pied avec la dédicace à Napoléon, tandis que tout autour, artistiquement disposés, se succèdent quatre ellipsoïdes de bile humaine et de bile animale, portant les différentes nuances de vert. écrit l’impeccable blogger de la Porte ouverte.
« Ce même pied, examiné le 26 février, a repris sa souplesse assez complètement pour que j’aie pu disséquer assez facilement le muscle abducteur du cinquième orteil. NÉLATON. »
Toutefois, Marini, échaudé par le dédain des milieux scientifiques italiens qui persistaient à lui refuser un poste, ne révéla jamais sa méthode.
L’écrivain anglais, Thomas Adolphus Trollope parle ainsi dans ses Mémoires, publiés en 1889, de la fameuse table:
« Nous avons vu une table très belle et très polie, de couleurs variées, faite de différentes portions de chair humaine. […] Je suppose, mais je ne sais pas, que le coût du procédé serait considérablement plus élevé que celui de la crémation, ou des sommes habituellement dépensées pour nos obsèques. Mais si ce n’était pas le cas, ou si les dépenses pouvaient être inférieures à ces dernières, la découverte du Signor Marini ouvrirait à l’imagination des perspectives des plus surprenantes. Que se passerait-il si nous pouvions transformer ainsi en marbre tous mes descendants ? Comment vivrions-nous dans un monde peuplé de statues de marbre dépassant infiniment en nombre ses habitants vivants ? »
Aussi glorieuse que fut sa réputation, le savant mourût dans la misère. En février 2006, Corrado Zedda et Luigi Serra, auteurs d’un site dédié à Marini, ainsi que d’une BD, avec l’aide du docteur Antonio Maccioni, chef du département d’anatomie pathologique de l’hôpital Santissima Trinità de Cagliari, firent exhumer le corps pétrifié de l’historien Pietro Martini.
Malheureusement, tout le monde n’a pas le talent de Léna Auzenne et le corps de l’illustre homme pétrifié fut perdu à jamais.
Comparé aux ambitions de Marini qui désirait conserver dans la mort l’apparence des vivants et ce indéfiniment, la thanatopraxie moderne est plus modeste car elle ne vise qu’une conservation temporaire, pour l’exposition du défunt dans un environnement exclusivement intime. Elle a pour base chimique le méthanal ou formaldéhyde. Elaboré en 1867, c’est un gaz présent dans les chaudières industrielles, les centrales thermiques ou les pots d’échappement.
Empailler Médor
Le 9 novembre prochain sera proposé sur le site de ventes INTERENCHERES, un magnifique Golden Retriever découpé en 92 tranches, « lesquelles, nous dit-on, se feuillettent comme un livre. Toutes les parties sont amovibles et sont crochetées à une structure métallique laquée noire. »
La présentation dit ceci:
HISTOIRE NATURELLE COLLECTION LUCIEN MONIN COLLECTION JOSEPH VÉDRINE COLLECTION IB BØNNELYCKE ET À DIVERS
Lot n°221
Estimation : 2 500 – 3 000 €
Hauteur : 71 cm, largeur : 1,20 m. Canis lupus familiaris. Travail des années 1970. Extrêmement rare. Étiquette : Naturwissenschaft Lehrmittel Intitut, Diekmann (Établissement à Detmold, spécialisé dans la préparation, la plastination et la restauration anatomiques, zoologiques et géologiques)
Rappelons que l »artiste » entrepreneur Damien Hirst avait en 1991, alors en pleine gloire (celle des artistes contemporains étant très courte), refilé au galeriste Charles Saatchi, et la demande de ce dernier, un requin formolé pour la somme de 6000 livres, lequel galeriste l’avait revendu 50 000.
Le truc ayant pourri quand même (tout le monde ne s’appelle pas Efisio Marini), Hirst en proposa un autre en 2006. Neuf.
C’est ainsi qu’on passa en un siècle et demi à une table faite de chair humaine réalisée par un artiste maudit et oublié à un requin empaillé refourgué 50 000 boules par un escroc.
On a les artistes qu’on mérite.
Références
Vidor, G. M. (2010). Andro-lithe et pétrification des cadavres humains au XIXe siècle. Frontières, 23(1), 66–73.
Efisio Marini et la survivance du corps, dans (l’excellent) BLOG https://laporteouverte.me
Erminia Pedretti, « The Medium is the Message: Unravelling Visitors’ Views of Body Worlds and the Story of the Heart », Understanding Interactions at Science Centers and Musesum, pp.45-61.
Laurence Talairach-Vielmas, « Anatomical Models: A History of Disappearance ? », Printemps, n°5, 2014.